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bien entendre les conditions de la liberté qui leur était donnée, et se réconcilier avec elles. À vrai dire, ces pauvres serfs étaient pour la plupart hors d’état de comprendre les clauses du statut d’émancipation (pologénié). Il leur manquait pour cela l’intelligence du langage juridique, une claire notion du droit de propriété et la notion même de la liberté ; il leur manquait en même temps la confiance dans leurs maîtres ou dans les autorités locales chargées de leur expliquer le nouvel ordre de choses. Rien de plus caractéristique à cet égard que ce qu’écrivait, du fond de la province, à N. Milutine, l’un de ses plus illustres collaborateurs du comité de rédaction, l’un des plus sincères et des plus dévoués amis du peuple, le slavophile Samarine : « L’obstacle principal est la méfiance des paysans pour toute chose et pour tout le monde. À leurs yeux, il n’y a rien d’immuable et rien d’impossible… Entre eux et nous il n’y a pas de point de vue commun ; avec eux pas un clou auquel accrocher nos arguments. Ils nous écoutent avec attention, avec bonhomie, avec plaisir même ; mais, à tout ce que vous dites, vous entendez la même réponse : « Nous sommes des ignorants, mon petit père ; nous ne savons rien ; mais nous raisonnons ainsi : ce que le tsar ordonne, c’est ce qui se doit faire. » — « Mais voilà la volonté du tsar, écrite ici, dans ce livre. » — « Eh ! comment le saurions-nous ? nous sommes des ignorants, ce qu’il y a dans ce livre nous ne le savons pas »… Et là-dessus vous sentez avec abattement que tous vos discours coulent et glissent sur eux, comme l’eau sur la montagne. Les paysans se soumettent aux statuts, ils se soumettent aux contrats réglementaires ; mais ils restent en eux-mêmes fermement attachés à leurs espérances et ils seront longtemps avant d’y renoncer[1]. »

Dressé à la méfiance par des siècles de servitude, le paysan ne voulait croire que les rêves de son imagination,

  1. Lettre inédite de Iouri Samarine, du 25 sept. 1861.