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À prendre ainsi les choses, le gouvernement russe n’a point enlevé aux uns pour donner aux autres ; il a plutôt distingué entre des prétentions rivales, séparé des droits et des intérêts contraires, et cela en imposant aux deux adversaires un compromis. Le paysan eut une portion de la terre, mais il dut dédommager son ancien seigneur ; si, des deux côtés, il y a eu des déceptions et des plaintes, c’est qu’en dehors de toute théorie la sentence de l’arbitre ne pouvait satisfaire entièrement aucune des deux parties.

La décision du gouvernement était d’autant plus sage qu’une résolution opposée eût difficilement triomphé de la résistance des paysans. Avec le système contraire, la Russie eût été transformée immédiatement en une vaste Irlande, vouée aux revendications agraires. Le paysan ; tout serf qu’il fût, n’avait cessé de se considérer comme propriétaire de la terre qu’il cultivait, de la portion de terre au moins que, depuis plusieurs générations, les seigneurs lui abandonnaient pour subvenir à ses besoins. « Nous sommes à toi, disaient les serfs à leur maître ; mais la terre est à nous. » Une liberté, qui l’aurait frustré des champs dont lui et ses pareils avaient la jouissance, n’eût semblé au moujik qu’une hypocrite spoliation[1]. Il a déjà du mal à comprendre que, pour obtenir l’entière propriété de cette terre qu’il regardait comme sienne, il

    affranchissant la noblesse des charges et du service personnel auxquels le pomêchtchik avait été longtemps astreint, les souverains avaient transformé pratiquement le pomestié en véritable votichina. À cet égard, on pourrait dire que l’empereur Alexandre II est revenu, au profit des paysans, sur ce qu’avaient fait ses prédécesseurs au profit de la noblesse. L’équité historique eût demandé que l’émancipation fût effectuée, le jour où le poméchtchik avait été exempté de l’obligation du service.

  1. Voici à cet égard une anecdote instructive. Un propriétaire du gouvernement de Smolensk avait, sous Alexandre Ier, fait un plan d’émancipation d’après lequel les paysans recevaient, outre la liberté, leur maison avec le petit enclos y attenant. « Et les terres labourables ? lui demandèrent les serfs, lorsqu’il leur exposa son projet. — Les terres de labour me resteront, répondit le philanthrope. — Eh bien alors, petit père, répliquèrent les serfs, que tout reste comme par le passé : nous vous appartenons, mais la terre est à nous » (my vachi, a zemlia nacha. (Kriticheskoé Obosrénié, février 1879) »