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lui, l’empereur Alexandre avait voulu faire œuvre d’apaisement. Pour mettre un terme aux récriminations et à l’anxiété de la noblesse, presque affolée par le fantôme d’une ruine prochaine, le tsar avait enlevé l’exécution de ses oukazes à un fonctionnaire, réputé l’ennemi systématique des propriétaires, afin de la remettre à des mains qu’on ne pût soupçonner de partialité contre la noblesse.

Les prétentions excessives des paysans réconcilièrent peu à peu la majorité de la noblesse avec l’acte d’émancipation. Une fois placés en face des défiances et des convoitises de leurs anciens serfs, les propriétaires furent obligés de regarder le statut, tant attaqué par certains d’entre eux, comme « leur ancre de salut ». L’expérience convainnquit bientôt la plupart des seigneurs de l’inanité de leurs rêves sur l’attachement et la docilité du moujiks[1].

Les avantages offerts par les Milutine, les Tcherkasski, les Samarine aux paysans expliquent les haines soulevées contre les rédacteurs de l’acte d’affranchissement. Nulle part, en effet, le législateur ne s’est autant préoccupé des intérêts de l’ancien serf. L’œuvre accomplie par la Russie n’était pas sans exemple ni sans modèle en Europe. Pour ne parler que des États voisins, la Prusse et l’Autriche avaient dans ce siècle même, à différents intervalles, accomplis sur une échelle plus modeste une tâche analogue. L’émancipation, telle qu’elle avait été conduite en Prusse après léna, sous l’inspiration du baron

  1. « Ce qui a le plus servi et ce qui sert le plus encore à convaincre la noblesse de l’indispensable nécessité de ce que nous avons fait, c’est l’attitude des paysans, avec lesquels les propriétaires sont contraints à des luttes quotidiennes ; ce sont en particulier les exigences des paysans, et par-dessus tout, la défiance radicale de toute la population orthodoxe barbue envers les nobles. La noblesse a dû, bon gré mal gré, renoncer à l’idée que les anciens serfs avaient en elle une confiance illimitée ; la désillusion des propriétaires à cet égard est aussi complète que possible… Tout le monde, à l’heure qu’il est, a pu voir combien était indispensable un statut précis et détaillé, et combien peu fondés étaient, pour la plus grande partie, les cris malveillants et le vacarme (gam) soulevés durant deux ans contre les commissions de rédaction et leur prétendue manie de tout réglementer. » (Lettre inédite du prince Tcherkasski à N. Milutine, 23 juillet 1861.)