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les conditions de la réforme, que faisaient ardemment désirer les peintures des romanciers. Sur ce point, les deux courants qui d’ordinaire se disputent l’esprit russe, le courant européen et le courant national, poussaient dans le même sens. Toutes les écoles, slavophiles et occidentaux, libéraux et démocrates, étaient d’accord sur le but ; la même cause avait pour avocats Nicolas Tourguénef, Samarine et Herzen. Ce n’était plus un souverain isolé, ce n’étaient plus quelques individus, formés à la discipline de l’étranger, qui menaient, en l’éperonnant et la fouettant au besoin, la nation par la bride ; c’était l’esprit public, l’opinion qui donnait l’impulsion. Il y a eu là un mouvement national, comparable de loin au mouvement d’où est sortie la Révolution française. Ce phénomène, nouveau dans l’histoire russe, est à lui seul aussi digne d’attention que l’émancipatlon même et les réformes qui l’ont accompagnée. À cet égard, l’œuvre d’Alexandre II diffère totalement de celle de Pierre le Grand et montre tout le progrès de la Russie dans l’intervalle ; la première était l’œuvre d’un homme, la seconde est déjà l’œuvre d’un peuple. La Russie, au moment de l’émancipation des serfs, n’apparaît plus seulement comme une sorte de matière inerte, de matière à expériences administratives, ou, selon le mot d’un Russe francisé[1], comme une sorte de laboratoire sociologique ; c’est une nation sortie de l’enfance qui, au lieu de s’abandonner aveuglément à la conduite d’un père ou d’un tuteur, travaille elle-même à son propre développement.

Si préparée, si réclamée qu’elle fût de la nation et de l’opinion publique, l’émancipation des serfs se fût peut-être encore longtemps fait attendre sans les désappointements de la guerre de Crimée. Il est chez tous les peuples, de ces réformes si graves, si compliquées, touchant à tant d’intérêts, qu’on ne se décide à y mettre la main que sous

    récits d’une femme, Mme Markevitch (Marco-Volchok). Ces récils, écrits en petit-russien, ont eu l’honneur d’être traduits en russe par Ivan Tourguénef.

  1. M. Wyroubof, la Philosophie positive.