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quelque peu à son aise, il fallait posséder des centaines d’âmes ; pour être riche, des milliers, tant le servage produisait peu, tant cette confiscation séculaire du travail humain en avait ravalé le prix. Le travail gratuit des paysans ne suffisait même point à ceux qui en avaient le monopole. Le labeur servile était escompté et dévoré d’avance par un grand nombre de propriétaires. Au moment de l’émancipation, les deux tiers des terres habitées, c’est-à-dire peuplées de serfs, ou mieux les deux tiers des serfs eux-mêmes (car c’était sur la tête des paysans que prêtaient les banques), étaient hypothéqués dans les lombards ou établissements de crédit de l’État. Le pomêchtchik n’avait donc le plus souvent que l’apparence de la propriété, et, au lieu de fructifier dans le sol, les sommes avancées par l’État sur ce capital humain s’évaporaient d’ordinaire en fêtes et en plaisirs. Le servage, dans les derniers temps, menaçait ainsi d’aboutir à la ruine de la noblesse dont il semblait devoir garantir la fortune.

On est étonné qu’un tel ordre de choses ait pu persister aussi longtemps. À certains égards, on pourrait dire que, pendant ses trois siècles de durée, le servage n’a jamais été entièrement accepté du peuple. Plusieurs fois, aux dix-septième et dix-huitième siècles, à la suite de Stenka Razine et de Pougatchef, les paysans s’étaient laissé soulever au nom de la liberté. La couronne qui l’avait imposé, la noblesse qui en bénéficiait, ne regardaient depuis longtemps le servage que comme une institution irrévocablement provisoire et condamnée. L’émancipation n’a peut-être été autant retardée que grâce aux appréhensions suscitées par les mouvements révolutionnaires de l’Europe, qui en semblaient devoir précipiter l’exécution. L’empereur Alexan-

    propriétaires. Enfin 1400 seigneurs, ayant chacun plus de 1000 paysans mâles et entre eux 3 millions d’âmes, étaient appelés grands propriétaires. Quelques familles, comme les Chérémélief, avaient sur leurs terres 100 000 serfs. Trotniski, Krépostnoé Kasélénié v Rossii, p. 64 et suiv. — Schnitzler, L’empire des tzars, t. III, p. 193, 194.