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mieux toute la semaine qui précédait et la semaine qui suivait cette fête. Avant rétablissement du servage, alors que les bras étaient déjà fort recherchés, le pomêchtchik, le propriétaire, qui voulait retenir ses paysans, recourait, dit la tradition, au goût séculaire du moujik pour la boisson, et maintenait ses tenanciers en état d’ivresse pendant toute la quinzaine où ils pouvaient librement disposer d’eux-mêmes. Peu à peu le paysan, moins dans l’intérêt des propriétaires que dans l’intérêt de l’État, fut privé de cette faculté de donner congé à son maître ; mais alors même qu’il en fut dépouillé, il n’en perdit pas le souvenir. Aujourd’hui encore, après trois siècles de servitude, le moujik n’a pas oublié la fête qui jadis lui rendait sa liberté ; le jour de la Saint-Georges est devenu chez le peuple l’expression proverbiale du désappointement.

Pour attacher le paysan à la glèbe, il suffit de lui ravir le droit de changer de terre et de domicile à la Saint-Georges. Cette défense, d’abord temporaire, puis renouvelée et confirmée par plusieurs souverains, finit par devenir une des lois fondamentales de l’État. La principale institution de la Russie des derniers siècles sortit ainsi en apparence d’une simple mesure de police. Le fait le plus important de l’histoire du peuple passa pour ainsi dire inaperçu dans les annales nationales. Le servage s’établit, comme ailleurs il disparut, presque insensiblement, sans que les contemporains en fussent frappés.

C’était à la fin du seizième siècle, au milieu des grandes guerres contre les Lithuaniens et l’ordre Teutonique. Les serviteurs de l’État, pourvus de terres par le souverain, se plaignaient de l’insuffisance de leurs moyens d’entretien. La main-d’œuvre était rare et précieuse dans ce pays où la terre abondait et où manquait la population. Les détenteurs de fiefs, les pomêchtchiks, se disputaient les bras et les paysans : les petits accusaient les grands d’attirer à eux tous les laboureurs. Un tel état de choses mettait en péril les forces militaires de la Moscovie, au moment le plus cri-