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affranchi, le villageois ignorant, sale, grossier, devint ainsi un objet d’engouement et d’enthousia$me, un objet de respect et de vénération. Le moujik, l’homme russe, naguère encore jugé indigne d’un regard, s’est vu élever sur l’autel, et le culte, que lui ont rendu ses contempteurs de la veille, n’a pas toujours été exempt de superstition ou de fétichisme. La mode n’est naturellement pas restée étrangère au succès de cette intempérante religion, qui, à côté de ses dévots, a eu ses hypocrites. Dans ce pays d’ordinaire réaliste, des hommes habituellement incroyants et sceptiques ont été parmi les plus zélés sectateurs, parmi les prêtres les plus intolérants de la foi nouvelle. Comme d’autres religions du reste, celle-ci est souvent demeurée dans la tête ou dans l’imagination, et l’idole pourrait fréquemment dans la pratique se plaindre du sans-géne de ses plus fervents adorateurs.

Cette sorte de culte à rebours, du haut de la société pour le bas, cette apothéose du moujik, du rustre, du manant, s’expliquent à la fois par des raisons propres à la Russie et par des raisons empruntées à l’état social de l’Europe. Comme en France avant la révolution, nombre de Russes professent que c’est en revenant à la vie simple du peuple, que c’est en se retrempant aux sources de l’honnêteté et des vertus populaires que les hautes classes de la société fecouvreront la vigueur et la santé morales, qu’elles se purifieront de la corruption dont les a infectées le contact de l’Occident[1]. Les mystiques panégyristes du moujik ne s’aperçoivent pas qu’ils ne font à leur insu que reprendre, au compte de leur pays, une des vieilles thèses de notre dix-huitième siècle, que revenir aux doctrines de Rousseau et au culte naïf de l’homme de la nature. En Russie, de sem-

  1. Ainsi, dans le roman, Tolstoï et Dostoïevsky. Dostoïevsky se demanda dans son Journal d’un écrivain (Dnevnik pisatelia), février 1876 : « Qui des deux vaut le mieux du peuple ou de nous ? Est-il à désirer que le peuple prenne exemple sur nous, ou nous, sur lui ? Je répondrai en toute sincérité : c’est à nous de nous incliner devant lui, de lui demander tant l’idée que la forme, de reconnaître et d’adorer sa vérité ! »