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dans notre langue, appartient bien aux lettres russes contemporaines. Selon le mot d’un humoriste, la littérature russe actuelle sent le paysan[1] ; le moujik en est le héros et il l’est depuis tantôt trente ans. Au premier abord, cela semble une singulière anomalie ; en y regardant de près, cela se comprend sans peine.

Dans un état presque tout rural, comme le demeure encore la Russie, le paysan forme la classe la plus importante, aussi bien que la plus nombreuse de la nation. Là, plus qu’ailleurs, c’est chez l’habitant des campagnes que se retrouve le fonds national. En présence de l’insignifiance relative des villes et de la population urbaine, le paysan semble encore à lui seul tout le peuple. Cet homme, qui dans la Russie occupe une si large place, a longtemps été dédaigné et incompris d’une haute classe, façonnée à des mœurs et à des idées étrangères. La réaction de l’esprit national contre le cosmopolitisme superficiel du dix-huitième siècle, la réhabilitation de la nationalité dans l’art, la littérature, la politique, devaient naturellement profiter avant tout au paysan, qui était l’homme russe par excellence. Ce peuple des campagnes, ce peuple de serfs, si longtemps l’objet des mépris et des rigueurs de tout ce qui était au-dessus de lui, se vit tout à coup étudié dans ses mœurs et ses coutumes, dans ses chants et ses croyances. Ne trouvant plus dans les hautes classes que des reflets décolorés ou de banales copies de l’étranger, les Russes se sentirent soudainement heureux de se découvrir, chez le peuple des campagnes, une originalité, un caractère, une personnalité. Satisfaite de s’être enfin retrouvée sous ses vêtements d’emprunt, la Russie se mit à s’admirer elle-même dans le plus inculte de ses enfants, dans le représentant le plus légitime de sa nationalité, le paysan. Pour une grande portion d’une société raffinée, le serf à peine

  1. M. Saltykof (Chtchédrine), sous le pseudonyme de Nemo : Annales de la Patrie (Oletchestvennyia Zapiski), août 1879.