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et la noblesse. La théorie ou la fiction du roi, premier gentilhomme du royaume, est absolument étrangère aux mœurs comme aux traditions russes. Le tsar n’appartient en propre à aucun ordre de l’État ; il n’est ni noble, ni bourgeois, ni citadin, ni rural. L’autocratie s’est toujours tenue en dehors et au-dessus de toutes les classes ; c’est là un des motifs historiques de sa force et de sa popularité ; elle ne saurait descendre de cette hauteur sans faillir à sa mission traditionnelle et s’affaiblir elle-même.

Une aristocratie n’est pas un édifice qui s’élève à volonté, à un endroit marqué et sur un plan donné ; il faut que la nature en ait elle-même disposé l’emplacement et taillé les matériaux. Ces matériaux, les aristocrates russes sont obligés de les chercher dans la grande propriété, le dvorianstvo pris dans son ensemble, étant manifestement impropre à une telle construction. Sous Alexandre II et sous Alexandre III, au milieu même de toutes les transformations contemporaines, les architectes politiques ont exposé toute sorte de plans de réédification ou de restauration sociale. Quelques-uns de ces plans ou devis sont fort ingénieux et font fort bien sur le papier ; nous en rencontrerons plusieurs en étudiant l’administration et les institutions locales de l’empire. Par malheur, l’état social est indépendant des combinaisons de cabinet, quelle qu’en soit l’habileté, indépendant des gouvernements, quelle qu’en soit l’autorité. Les calculs politiques et la raison même ont peu de prise sur lui ; il est tout entier à la merci du génie national et de l’esprit du siècle.

Or, en Russie, les mœurs, les traditions, l’instinct populaire répugnent hautement à la restauration d’une classe privilégiée héréditaire. Toute la littérature russe en porte témoignage, bien que cette littérature soit presque tout entière œuvre de nobles, écrite par et pour des nobles. Sur ce point, une fable de Krylof résume d’une façon irrévérencieuse le sentiment national. Des oies, qu’un paysan mène au marché, se plaignent d’être traitées sans égard.