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qui défendit la propriété noble contre l’envahissement des autres classes.

Sans cette protection, sans cette sorte de prohibition légale, la plus grande partie du sol eût depuis longtemps échappé au dvorianstvo. La preuve en est l’état obéré de la propriété à la veille même de l’émancipation. En 1859, près des deux tiers des biens de la noblesse (65 pour 100) étaient engagés aux lombards ou établissements de crédit, et le tiers restant était souvent encore grevé d’hypothéqués au profit des particuliers. Si, au moment de l’abolition du servage, il y eût eu en Russie une nombreuse et riche bourgeoisie, le premier ordre de l’État eût été dépouillé de la meilleure partie de ses biens. L’absence de concurrence, la rareté des capitaux disponibles, la pauvreté des paysans n’ont même pu maintenir en sa possession toutes les terres que ne lui a pas légalement enlevées l’émancipation. Déjà il y a dans la propriété foncière un changement de main au détriment du dvorianstvo[1]. Pour conserver à la noblesse son ancien monopole de propriétaire, il n’y aurait qu’un moyen, l’érection de ses terres en majorats inaliénables. Le moyen serait sûr, et il s’est trouvé des hommes assez hardis pour le proposer ; mais un tel procédé d’immobilisation, appliqué à la totalité ou à la généralité des propriétés personnelles, ne ferait qu’universaliser les inconvénients inséparables des majorats et paralyser la propriété, la richesse et le pays. Des particuliers peuvent céder à la tentation de mettre leur nom et leurs descendants au-dessus des chances de la concurrence et à l’abri de la ruine, un gouvernement moderne ne permettra jamais à une classe d’enfermer ainsi à perpétuité dans ses mains la propriété du sol. Et cependant, en Russie comme ailleurs, le lien légal

  1. On calcule que, depuis l’émancipation, la noblesse a perdu le quart de ses biens, davantage même, en quelques provinces. Pour lui venir en aide, l’empereur Alexandre III a fondé une banque foncière qui lui prête à taux réduit. Par malheur, les facilités de crédit sont souvent une tentation ruineuse ; plus il lui est aisé d’emprunter, plus la noblesse s’endette.