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paysans ; mais cette différence tient en partie à la différence de constitution de la propriété, en partie aux justes ménagements d’une période transitoire où la noblesse a, par l’émancipation même, été singulièrement éprouvée. Quant à l’exemption des peines corporelles, maintenant étendue à toutes les classes, une seule chose étonne, c’est qu’elle ait si longtemps été un privilège, et que ce privilège, la noblesse l’ait acquis si tard. À peine en a-t-elle joui un siècle, et elle n’en fut mise en possession qu’une vingtaine d’années avant les marchands des villes. C’est Pierre III, le mari et prédécesseur de Catherine II, qui, en 1762, l’affranchit du bâton et du knout. Tant que les verges ne furent point supprimées pour tous, le noble du reste n’en fut pas absolument à l’abri. Pour le rendre justiciable du bâton, il suffisait d’une condamnation qui lui enlevât ses droits de nobles ou d’un ordre qui le contraignit à servir en simple soldat, car dans ce cas, selon le mot d’un Russe, on pouvait toujours être rossé en uniforme.

De même que l’exemption des châtiments corporels, la plupart des droits et privilèges, assurés par le code à la noblesse, ont ce caractère de pouvoir être communiqués à toutes les classes de la nation ; ce qui montre que, au lieu d’être de véritables prérogatives nobiliaires, ce n’étaient que des garanties d’hommes libres, des droits qu’un pays civilisé reconnaît à tous les habitants. Le dvorianine, dit la loi, ne peut être sans jugement privé de la vie ou des droits de sa classe ; le dvorianine ne peut être sans jugement privé de ses biens[1]. De tels articles de loi aident à comprendre la notion qu’ont de la noblesse certains Slaves, demeurés à l’abri des imitations aristocratiques de l’Occident. Les Serbes, par exemple, depuis leur affranchissement du joug ottoman, aiment à dire que tout Serbe est noble, c’est-à-dire homme libre. En ce sens aussi, les Russes pourront bientôt se dire tous nobles.

  1. Svod Zakonof, t. IX, articles 193 et 221.