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était pour la civilisation russe, et pour la classe cultivée surtout, cette sorte de dénaturalisation et ce cosmopolitisme superficiel. Dès le règne de Nicolas, il s’est produit dans les lettres, dans l’opinion, dans les sentiments, sinon toujours dans les idées et dans les mœurs, une réaction accentuée et, comme toute réaction, poussée parfois jusqu’à l’exagération. Sous l’influence des slavophiles, le nom, la langue, l’homme russes ont été remis en honneur. Des fanatiques ou des originaux, comme le poète-théologien Khomiakof, allaient même jusqu’à reprendre le costume moscovite et à tenter de remettre en usage l’armiak et le kaftan. La nationalité, longtemps honnie, a partout été glorifiée. La mode et l’entralnement mondain ont eu leur part à ce brusque revirement ; mais là même où la conversion est le plus sincère, elle est souvent peu éclairée et peu conséquente. Après s’être si longtemps faite étrangère et cosmopolite, la classe cultivée ne saurait se dépouiller à volonté de la seconde nature qu’elle-même s’est laborieusement donnée. Après s’être isolée du peuple pendant un siècle et demi, elle ne peut franchir d’un bond le fossé qu’elle a patiemment creusé et élargi de ses mains.

La noblesse russe a fait comme un état-major qui, dans son impatience d’aller à la découverte, s’élancerait au galop sans se retourner, pendant que le gros de l’armée avec le matériel et les bagages demeurerait bien loin en arrière, embourbé dans les marécages ou empêtré dans les broussailles, sourd aux appels de la trompette ou du clairon, et d’autant plus incapable de rejoindre qu’il serait resté sans direction.

Ainsi s’est jetée en avant l’élite de la société russe. Attirée par les lueurs fascinantes de la civilisation, elle s’est précipitée vers l’Europe, abandonnant en chemin les traînards, sans s’inquiéter du peuple qui ne la pouvait suivre, comme si tout le pays eût tenu dans ses rangs, comme si, avec le monde de Pétersbourg, la Russie tout entière fût arrivée au but. En se retournant, elle s’est aperçue