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tous nobles. Nobles sont les émigrés ou réfugiés qui, dans les feuilles clandestines de l’intérieur ou dans les journaux russes de l’étranger, prêchent à leurs compatriotes la révolution et le socialisme ; nobles sont au dedans ou au dehors le plus grand nombre des avocats de la démagogie et des apôtres du nihilisme de l’un ou l’autre sexe.

Ce n’est pas uniquement aux marches inférieures, et comme sur le seuil de la noblesse officielle, que se rencontrent ces tendances radicales, c’est parfois aussi plus haut, dans les familles placées par le rang et la fortune au-dessus des jalousies et des convoitises d’en bas. Et cela n’est pas seulement l’effet d’un penchant national pour le radicalisme théorique, ou d’une aveugle et imprudente générosité naturelle à la jeunesse, qui partout incline aux idées risquées ou avancées, parce qu’elles lui semblent les plus nobles et les plus vaillantes. À y bien regarder, ce phénomène n’est pas aussi singulier qu’on est tenté de le croire au premier abord. Plus d’un pays de l’Occident a pu, à certaines époques, prêter à des observations du même genre. Tant que les idées révolutionnaires gardent quelque chose de spéculatif, tant qu’elles n’ont pu encore passer dans la pratique, elles trouvent aisément des partisans dans les classes mêmes qui en deviendraient victimes. Il faut de douloureuses expériences pour que, dans la noblesse et la bourgeoisie, la jeunesse résiste à son goût naturel pour les nouveautés, pour les hardiesses de la pensée et les rêves humanitaires. La Russie, jusqu’à ces derniers temps, avait été presque entièrement préservée de ces coûteuses leçons, et les peuples, comme les individus, ne profitent guère que de leur propre expérience.

Longtemps, chez les Russes, la témérité des idées a été encouragée par le sentiment même de la sécurité : des hommes, qui, sous leurs pieds, n’ont jamais senti trembler le sol de la réalité, courent gaîment à travers les nuageux sentiers de la théorie. Sur la glace épaisse des hivers du nord, que jamais il n’a entendu craquer sous ses pas, le