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tions plus ou moins analogues, comme la Légion d’honneur et la noblesse de Napoléon Ier. Cette dernière était, dans sa conception originaire, fort semblable au tableau des rangs de Pierre Ier. Le promoteur français de la Légion d’honneur avait aussi la prétention d’encadrer, de disposer dans un ordre déterminé toutes les forces sociales de la nation ; mais, venue plus tard dans un pays plus avancé, la grande institution de Napoléon a été moins heureuse encore que celle de Pierre Ier ; elle n’a survécu qu’en dégénérant en simple décoration, sans plus de valeur sociale qu’un autre ordre de chevalerie. Tout montre que, dans notre état de civilisation, il n’est pas plus facile d’établir un classement rationnel parmi les individus que parmi les familles. Toute hiérarchie de cette sorte ne saurait avoir d’autre type que le service de l’État, d’autre mesure que les fonctions publiques ; par là même, en donnant une prime aux emplois et aux carrières de l’État, tout classement semblable ne peut qu’encourager la chasse aux places, le fonctionnarisme, décourager d’autant le travail libre, intellectuel ou matériel, et affaiblir le grand ressort de notre civilisation, l’initiative individuelle »

Le tchine, qui fait dépendre le rang de l’emploi et l’emploi du mérite, semble au premier abord tout démocratique ; il l’est en effet par certains côtés ; par d’autres, il est au contraire une entrave à toute saine, à toute libre démocratie. Le terme pratique du tchine et des quatorze classes, ce serait le triomphe du tchinovnisme, le règne exclusif et absolu de la bureaucratie au profit du despotisme, aux dépens de toute démocratie, comme aux dépens de toute aristocratie. Dans l’intérieur même de cette bureaucratie souveraine, ce système, qui de loin paraît si favorable au mérite personnel, l’est plus encore à la routine, à la paresse, à la médiocrité : l’on peut dire sans injustice que le tableau des rangs a fini par abaisser le niveau du service de l’État qu’il avait mission de relever[1].

  1. Voyez t. II, livre II. chap. iii.