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affaire à un tchine inférieur, jettent bas sans façon le traîneau du nouveau venu qui sommeillait, enveloppé dans son manteau. C’est ainsi que l’on procédait en pareille occurrence : l’un des traîneaux, couché sur le flanc, faisait place à l’autre. Dans sa chute, l’inconnu se découvre : c’était un général-lieutenant, troisième classe. Aussitôt les hommes de le relever et, sans mot dire, sans prévenir leur maître, de verser à son tour dans la neige le général-major. Aujourd’hui que le tchine semble en décadence, la hiérarchie officielle sait encore parfois faire valoir ses droits là où ils ne seraient plus de mise en Occident. À l’Opéra, par exemple, dans les deux capitales, les premiers sièges de l’orchestre ont longtemps été réservés par l’usage aux fonctionnaires des premières classes.

Pendant un siècle et demi, les quatorze classes de Pierre le Grand ont fait de la société russe une sorte d’armée où chacun était rangé suivant son grade. Une telle hiérarchie pouvait être bonne, pour une période de transition, chez un peuple encore rempli de préjugés et pauvre de commerce et d’industrie, dans un temps où l’on ne pouvait s’élever par d’autre profession que le service de l’État, quand les fonctions publiques étaient la seule école de haute culture. En liant les nobles au service, on a fait de la noblesse l’instrument et l’appui d’une réforme qui d’elle-même lui inspirait peu de sympathies. Le tableau des rangs avait sa raison d’être, alors que les hommes encadrés dans ses quatorze classes formaient seuls la nation officielle, et étaient seuls en possession des droits d’hommes libres, alors que, pour affranchir la Russie des châtiments corporels, un diplomate proposait en riant d’élever tout le peuple russe à la quatorzième et dernière classe. Avec un état social plus avancé, dans une civilisation aussi variée et aussi multiple que la nôtre, où l’intelligence et l’activité ont tant de débouchés divers, une telle classification des services devient artificielle, inutile ou mensongère. Loin d’être un ressort du progrès, le tchine en est plutôt devenu