Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/377

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étrangers, l’esprit de l’institution était bien russe, bien approprié à ce sol autocratique où n’avaient pu croître ni forte aristocratie ni libre démocratie. En établissant son tableau des rangs, le grand imitateur de l’Europe ne faisait que reprendre les vieilles traditions moscovites, il ne faisait qu’habiller à la moderne la politique des anciens tsars.

La suprématie de l’emploi, le règne du tchine, voilà le terme logique, le couronnement naturel de l’état social de la Russie. Les éléments aristocratiques, qui çà et là se montrent dans l’histoire russe, y sont restés épars, sans cohésion et pour ainsi dire sans prendre corps, pareils à un fluide incapable de consistance, incapable de se solidifier. La droujina et les boyars trouvent la servitude, au lieu de l’indépendance, au bout du droit de libre service. Un moment sous les derniers Rurikovitch et les premiers Romanof, la Russie semble, grâce au mêstnitchestvo, en possession d’un moule hiérarchique spécial d’où pourrait sortir une nouvelle aristocratie ; ce moule est brisé sans effort comme une forme usée, après n’avoir servi qu’à ravaler les kniazes descendants de Rurik au rang des boyars moscovites. Cette œuvre accomplie, les tsars travaillent à l’abaissement simultané des deux éléments rivaux, des kniazes et des boyars. En vain à chaque changement de règne, à chaque régence surtout, les anciennes familles tentaient de reprendre le pouvoir ; ces entreprises mal dirigées, mal exécutées, presque toujours faites sans ensemble, au profit de deux ou trois individus ou de deux ou trois familles, n’avaient jamais qu’un succès éphémère et tournaient toujours aux dépens de leurs promoteurs, aux dépens des boyars. Ces tentatives, en apparence aristocratiques, montrent elles-mêmes combien l’esprit aristocratique, esprit de corps et d’union, manque à la Russie. Aussi, en dépit de tant d’occasions favorables, en dépit de minorités répétées et prolongées, en dépit de l’extinction de la dynastie régnante et de l’élection d’une dynastie nouvelle, malgré la faiblesse des usurpateurs du dix-septième