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crait le mêstnitchestvo, ce n’étaient pas les droits d’une classe, les prérogatives d’une caste : c’étaient des prétentions particulières, privées, c’étaient les droits de telle ou telle personne, de telle ou telle famille. Entre ces privilégiés mêmes, l’ordre de préséance, au lieu de nouer des liens durables, créait un antagonisme perpétuel. Pour l’espèce même d’oligarchie qui en profitait, c’était un principe de compétition et de division. Avec lui, la première condition d’une aristocratie, l’homogénéité, la solidarité, était impossible ; grdce à lui, chaque noble était en lutte avec ses égaux, chaque famille en guerre avec ses émules. La devise du système eût pu être : chacun contre tous. Il n’y avait pas là de quoi constituer une force durable ; aussi, lorsque les inconvénients en devinrent trop manifestes, lorsque les prétentions et les compétitions rivales devinrent trop compliquées, le mêstnitchestvo succomba, du consentement même des familles qui s’en disputaient les avantages. Il fut abrogé sans effort, sous le règne d’un des tsars les plus faibles de l’ancienne Russie, sous Fédor Alexéiévitch, le frère et, en cela comme en plusieurs choses, le pâle précurseur de Pierre le Grand. Pour supprimer le mêstnitchestvo, le tsar n’eut qu’à faire publiquement brûler les razriadnyia knighi, les livres des rangs, et à leur substituer un simple registre généalogique qui, sous le nom de « livre de velours » (barkhatnaïa kniga), subsiste encore aujourd’hui[1].

Au mêstnitchestvo, à la hiérarchie d’après les fonctions occupées par les familles, devait naturellement succéder la hiérarchie d’après les fonctions remplies par les individus. La mesure du rang restait la même, c’était toujours le

  1. Le Livre de velours a pour nous l’intérêt de donner le dénombrement de la haute noblesse russe avant Pierre le Grand. On y voit que déjà la plus grande partie de ces familles nobles, 500 environ, étaient d’origine étrangère, lithuanienne, polonaise, allemande, tatare, etc. ; une centaine étaient de provenance inconnue et 200 seulement d’origine russe, parmi lesquelles 164 familles de kniazes, descendant de Rurik.