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base territoriale, les seules qui, en face du grand-prince, semblassent destinées à fonder une haute aristocratie, les héritiers des kniazes apanages, furent ainsi ravalés au rang de simples pomêchtchiki, tenant leur terre et leur forlune du bon plaisir du maître.

Le tsar moscovite resta l’unique haut propriétaire comme l’unique souverain. Les familles les plus illustres demeurèrent éparses sur le sol, sans foyer traditionnel ni centre d’influence locale, pareilles au pérékatipolé, à cette plante de la steppe dont le vent d’automne fait rouler au hasard à travers la plaine les touffes desséchées. Entre le dvorianstvo russe et la terre, il n’y a jamais eu le même lien, la même association qu’en Occident. La noblesse ne s’incorpore pas au sol comme dans le reste de l’Europe ; elle ne s’identifle pas avec le pays où elle réside ; elle ne porte même point le nom de sa propriété ou de son village, comme ailleurs avec le de français ou le von allemand. Or, toute aristocratie ressemble au géant de la fable qui puisait sa force dans la terre. Ce manque de centre local, ce défaut d’assiette territoriale, explique assez l’incurable débilité des boyars et l’avortement de toutes les tentatives aristocratiques dans l’ancienne Russie. Rien en ce pays ne rappelle les orgueilleuses demeures des aristocraties occidentales, héritières de la féodalité ; rien n’y ressemble à ces châteaux du moyen âge, si solidement assis sur le sol, si fièrement pleins de la puissance des familles dont ils étaient le rempart. La nature russe paraît elle-même repousser ces forteresses domestiques, elle en refusait pour ainsi dire et l’emplacement et les matériaux, les rochers abrupts où les poser, la pierre pour les construire. La maison de bois si souvent brûlée, si vite vermoulue, si facile à transporter ou à réédifier, est un juste emblème de la vie russe ; le mode même d’habitation est comme un indice des frêles destinées de l’aristocratie.

Grâce au pomêstié, le noble russe apparaît, dès le moyen âge, avec la double qualité que nous lui trouvons encore