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Pour la droujina et plus tard pour la noblesse, la propriété a été un lien de dépendance, une chaîne de servitude plutôt qu’un instrument d’émancipation et de pouvoir. On distingue dans l’ancienne Russie deux modes de propriété personnelle, et par suite deux catégories de biens fonciers : la vottchina et le pomêstié, la terre possédée en propre, reçue en héritage des ancêtres, et la terre attribuée par le souverain, donnée en jouissance aux serviteurs de l’État[1]. On retrouve là quelque chose d’analogue aux alleux et aux fiefs ou bénéfices de l’Occident. En Moscovie, comme en Occident, les terres concédées en récompense des services ont de bonne heure supplanté les biens patrimoniaux, le pomêsliê absorbé la vottchina. C’est du pomêstié que provient la propriété noble actuelle, si bien que, dans la langue, le terme de pomêchtchik n’a plus que le sens de propriétaire. Il y avait une classe importante de vottchiniki, d’hommes tenant la terre de leur propre droit et de leurs ancêtres : c’étaient les kniazes, les princes apanagés, chez lesquels la propriété du sol avait pu survivre à la souveraineté. Les princes moscovites prirent à tâche de remédier à cet état de choses qui, sous leur domination, constituait une sorte d’anomalie. Le grand-prince eut soin de ne pas laisser à ses agnats, aux branches collatérales de sa maison, la propriété des domaines annexés à la grande-principauté. Les princes médiatisés durent échanger leur vottchina héréditaire contre des pomêstié, situés loin des contrées où leurs pères avaient régné, et dont eux-mêmes parfois portaient le nom. L’Anglais Fletcher, l’ambassadeur d’Elisabeth, remarquait encore, à la fin du seizième siècle, ce soin des tsars moscovites d’affaiblir et, pour ainsi dire, de déraciner les familles issues de Rurik, en les arrachant au sol natal pour les transplanter sur un sol étranger. Les seules familles russes qui eussent une

  1. Vottchina ou ottchina, patrimoine, de otets, père, pomêstié, domaine rural, de mêsto, place, qui, ainsi que son équivalent français, désigne à la fois les lieux et les emplois ou fonctions.