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vite, la Russie à demi asiatique ou à demi orientale des vieux tsars.

Entre le noble et le paysan, le servage était, jusqu’au règne d’Alexandre II, une chaîne matérielle : il n’a jamais été un lien moral. Cette chaîne séculaire une fois rompue, l’ancien seigneur et l’ancien serf se sont retrouvés presque aussi rapprochés par la terre et les besoins de la vie rurale, presque aussi séparés par l’esprit, par les tendances et les mœurs. C’est qu’entre l’esclave et le maître la différence n’était pas seulement dans le degré de culture, elle était dans le principe, dans la nature même de la civilisation. Aussi entre l’un et l’autre, après comme avant l’émancipation, l’intervalle reste-t-il si grand qu’aux yeux de l’observateur ils semblent moins former deux classes que deux peuples superposés.

De ces deux hommes, du moujik et de son ancien maître, le premier est entièrement étranger à l’Europe, le second lui est presque familier. La France, l’Allemagne, l’Italie l’ont souvent reçu, il les fréquente comme voyageur, comme homme du monde ou homme de plaisir. L’Occident connaît le noble russe et ignore presque absolument la noblesse de Russie. Sous ce rapport, le premier ordre de la société russe n’est guère mieux connu, guère mieux compris de l’Europe que le paysan lui-même : nous n’en savons ni la fonction dans le passé, ni le rôle dans le présent, et sommes ainsi hors d’état d’en augurer l’avenir ; nous ne savons quelle place la noblesse occupe dans la nation et dans l’État, quelles prérogatives lui concèdent la coutume ou la loi, quelles perspectives lui réserve le développement de la Russie. On parle beaucoup en Europe de démocratie et d’aristocratie ; dans notre France même, rendue plus curieuse de l’étranger, les partis ou les écoles interrogent souvent à ce point de vue les autres nations. On se plaît à chercher, dans des exemples plus ou moins fidèlement présentés, des arguments en faveur de thèses le plus souvent arrêtées d’avance. Quelles leçons la Russie