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ses ambitions. On y sent à peine encore un ferment d’activité politique ou intellectuelle. Jusqu’à ces dernières années, la science et la littérature ne devaient presque rien à la bourgeoisie[1]. Comme l’indique ce nom même de kouptsy, de marchands, donné à la portion la plus élevée du tiers état, il n’y a eu jusqu’ici en Russie qu’une bourgeoisie de comptoir, il n’y a eu chez elle d’autre classe moyenne que le commerce et l’industrie, tous deux dominés par un esprit exclusivement mercantile, conservateur et routinier. La plupart des professions qui ont relevé la bourgeoisie en Europe, celles qui, en touchant à la science, aux lettres, aux lois, lui ont valu le plus de considération et souvent même lui ont assuré, dans l’État et dans la société, une autorité que la législation ne lui reconnaissait pas encore, la plupart des professions vulgairement appelées libérales manquaient presque autant à la Russie de Pierre Ier et de Catherine II qu’à la Moscovie des Ivan et des Vassili. Chez elle, ni juristes, ni médecins, ni écrivains, ni professeurs, ni ingénieurs, pas même de notaires, d’avoués ou de procureurs, rien que des commis et des scribes, sans instruction et sans ressemblance, pour l’éducation ou la considération sociale, avec leurs analogues d’Occident. Il ne pouvait y avoir beaucoup d’avocats dans un pays où, en 1865, la procédure était encore écrite et secrète : il n’y avait guère de jurisconsultes, alors que la législation était un chaos, et la justice un trafic. La Russie ne connut jamais cette noblesse de robe qui, par le rang et l’esprit, tenait déjà une si grande place dans notre ancienne France : elle connaissait à peine une magistrature ; les fonctions de tout ordre étaient exer-

  1. A celle règle il n’y a guère, dans la littérature de la première moitié de dix-neuvième siècle, qu’une double exception : deux poètes de province, jumeaux par le talent et l’inspiration comme par l’origine, Koltsof et Nikitine, l’un petit marchand, l’autre petit mechtchanine, et encore celle apparente exception confirme-t-elle indirectement la règle par le caractère naïf, tout national et tout populaire, des deux poètes. Aujourd’hui l’on pourrait citer quelques écrivains ou quelques savants sortis de la même classe.