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médiaire, faisant pour ainsi dire la transition de l’un à l’autre et ayant souvent les prétentions et les travers des deux : c’est le négociant enrichi, épris du luxe moderne et ne s’y pouvant faire lui-même, s’entourant de meubles et de frivolités dont il méconnaît l’usage, et toujours mal à l’aise dans sa propre maison, dans ses propres vêtements. Ce parvenu ignorant et plein de contrastes, ridicule victime de la vanité, se rencontre plus souvent en Russie que partout ailleurs. Soit amour du luxe, soit calcul de commerçant désireux d’établir son crédit, le marchand russe a fréquemment un goût de l’extérieur, un goût de la montre et de l’apparat qui, en Russie même, où ce penchant est général, se rencontre rarement dans les autres classes à un tel degré. Il est de ces marchands, de ces nababs de province, qui ont de riches appartements où ils ne logent point, de somptueux salons qu’ils n’ouvrent qu’aux étrangers, une vaisselle où ils ne mangent pas, des lits auxquels pour dormir ils préfèrent, à la vieille mode russe, des tapis ou des divans. L’un d’eux, faisant admirer à un ingénieur anglais sa chambre à coucher et son lit sculpté, recouvert d’un surtout de dentelle, lui disait avec un malicieux sourire : « Ce lit là m’a coûté une somme folle ; mais voyez-vous, je ne couche pas dedans, je couche dessous[1] » On en rencontre encore de cette force, mais le fils un jour couchera dans le lit du père et y dormira.

Comme la population inférieure des villes, comme le mechtchanine, le marchand appartient encore, par les idées et les habitudes, par le milieu et l’éducation, au même peuple, au même monde que le moujik. Il n’y a dans les guildes russes rien qui rappelle notre ancien tiers état, avec son mouvement d’esprit, son instruction,

  1. Herbert Barry, Russia in 1870, p. 119. Bien que l’usage s’en répande de jour en jour avec les chemins de fer, les lits sont encore, dans quelques provinces, un objet de luxe qui n’est pas toujours à la portée du voyageur. J’ai en parfois moi-même de la peine à m’en procurer, et j’ai fait l’étonnement de certains aubergistes en ne me montrant pas satisfait d’un divan.