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aux yeux du législateur, passer pour un stimulant au commerce. Il était interdit aux marchands, comme à toute personne étrangère à la noblesse, de posséder des terres habitées (naselennyia imouchtchestva), c’est à-dire des terres peuplées de serfs. Or, dans ce pays de population faible et diffuse, ces terres habitées étaient en général les seules productives ; par suite, les marchands, qui n’y pouvaient prétendre, se trouvaient de fait exclus de la propriété terrienne, de la propriété rurale au moins. Les seuls immeubles qui leur fussent accessibles étaient des maisons de ville ou des maisons de campagne aux environs des villes. Les placements de fonds en terres leur étant interdits, les négociants pouvaient sembler moins enclins à retirer du commerce les capitaux qu’ils y avaient amassés.

Cette prohibition avait un effet plus certain et moins avantageux : elle isolait le commerce de l’agriculture, elle maintenait le négociant ou l’industriel séparés à la fois du noble propriétaire et du paysan cultivateur. Alors que le servage rendait presque impossible la formation d’une classe moyenne dans les campagnes, le monopole nobiliaire des terres habitées empêchait la classe moyenne, lentement formée dans les villes, de se répandre sur les campagnes. Les marchands restaient enfermés dans la ville et comme emprisonnés dans les affaires : de là une autre cause de la faiblesse, du peu d’expansion, du peu d’influence sociale de la bourgeoisie. Aujourd’hui que l’abolition du servage a supprimé la distinction entre les terres habitées et les terres non habitées, la propriété rurale est devenue libre, l’accès en est ouvert à toutes les classes. Par cette conséquence indirecte, l’émancipation touche profondément la bourgeoisie, elle lui a rendu la libre disposition de sa fortune, elle lui a ouvert les campagnes ; ce seul fait est pour l’avenir social de la Russie une révolution d’une portée considérable.

Les marchands de la première guilde possédaient presque tous les privilèges personnels de la noblesse ; les plus