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peuple des villes russes se distingue encore peu du peuple des campagnes. Le mechlchanine, l’artisan surtout, n’est que le moujik des villes. La religion, qui, en Russie, est demeurée une des grandes forces sociales, retient encore sous son empire ces masses urbaines que, dans plusieurs pays de l’Occident, le christianisme, catholique ou protestant, semble avoir perdues sans retour. Le mechtchanine est observateur des rites et des traditions, il est conservateur des vieilles mœurs ; il a, tout comme le moujik, le respect de Dieu et de l’empereur ; entre le paysan et lui, il n’existe point encore de divorce, d’antagonisme moral. Il y a ainsi dans le fond du peuple russe une unité, une harmonie de sentiments et de croyances qui mérite d’autant plus d’être signalée qu’elle devient plus rare et que, dans les pays mêmes où elle persiste, le temps la rendra plus précaire[1].

La Russie a là, pour une période plus ou moins longue, un principe de force et de stabilité qui fait défaut à tous les autres peuples du continent. S’il n’a point encore toute l’activité de notre civilisation urbaine, l’empire du Nord peut trouver, dans cette infériorité même, des compensations qui ne sont pas sans prix. Il est moins exposé à ces luttes d’influence des villes et des campagnes dont l’Occident a tant souffert, à cette guerre intestine des citadins et des ruraux qui, par de perpétuelles révolutions et réactions, entrave tout progrès ; il échappe encore à ce conflit intermittent de l’esprit à la fois sceptique et utopiste de l’ouvrier des villes avec l’esprit grossièrement conservateur et aveuglément positif du paysan des campagnes.


La législation russe divise les habitants des villes en deux groupes : elle sépare nettement les artisans, ou les

  1. Cet état moral des populatious urbaines ouvrières explique l’insuccès de la propagande nihiliste parmi elles. Divers symptômes font craindre cependant que les ouvriers russes ne restent pas toujours sourds aux excitations révolu-tionnaires. Ches eux comme en Occident, les questions de salaire et les grèves pourront servir de prétexte on d’instrument aux agitateurs.