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richesse mobilière, le capital circulant, principe essentiel de tout grand développement matériel, de toute féconde activité sociale.

Est-ce au caractère du peuple russe, aux prétendus goûts nomades de la race slave, qu’il faut attribuer cette longue absence et cette rareté persistante des villes ? Nullement, la raison en est ailleurs ; elle est dans les mœurs économiques et dans la durée du servage, elle est en partie aussi dans le sol, le climat, la conformation même du pays. Il n’y a pas encore en Russie de besoins de consommation capables d’alimenter la production d’une nombreuse population urbaine. Les métiers ou les professions, les industries de toute sorte, qui d’ordinaire ont leur siège dans les villes, sont encore peu développés ou restent dispersés dans les villages. L’ancienne constitution du servage amenait les propriétaires à faire tout fabriquer sur place, dans leurs domaines, par leurs serfs ; les objets de luxe faisaient seuls exception, et la plupart se tiraient de l’étranger. La rigueur du climat, l’éloignement des distances, ont encore des effets analogues. Dans la région du nord surtout, la pauvreté du sol, les longs chômages de la mauvaise saison, la longueur des nuits hivernales contraignent le paysan à chercher ailleurs que dans la culture de la terre ses moyens d’existence. De là vient que cette immense population rurale est loin d’être exclusivement agricole. La vie des champs et la vie industrielle sont moins séparées, moins spécialisées qu’en Occident. Ce qui en d’autres pays se fabriquait dans les ateliers ou les manufactures des villes, par des ouvriers essentiellement citadins, se confectionnait le plus souvent au village dans la cabane du moujik[1].

  1. L’introduction des machines, la vapeur et l’amélioration des voies de communication tendent actuellement à modifier cet état de choses, en encourageant la grande industrie manufacturière aux dépens des humbles industries villageoises. Cette révolution, en train de s’accomplir en Russie comme partout, doit naturellement tourner au profit des centres urbains.