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selon l’expressive image d’un publiciste d’outre-Rhin, elles étaient comme des gouttes d’huile sur un étang[1].

En Russie, au contraire, les villes étaient bien sorties du sol national ; mais elles étaient rares, éparses, chétives ; sans institutions comme sans vie propres, elles émergeaient à peine de l’immense océan des campagnes. Sous une autre forme, le mal était le même ; l’esprit de progrès, l’esprit d’investigation et de liberté manquait de son berceau naturel. Point de bourgs ou de cités, partant pas de bourgeoisie dans l’ancienne Russie. Novgorod et Pskof, toutes deux à peu de distance de la Baltique, toutes deux en contact avec les marchands de la Hanse, sont une glorieuse et stérile exception. La Moscovie, qui les engloutit, était un pays essentiellement rural, et de là en grande partie, chez les Russes comme chez d’autres Slaves, la persistance tant remarquée de l’esprit patriarcal ou familial. Dans cet État de paysans et de propriétaires, les mœurs, les institutions, tous les rapports sociaux ont longtemps conservé quelque chose de simple, de primitif et comme de rudimentaire[2].

Le défaut de villes eut pour la Russie une autre grave conséquence : avec la population urbaine lui manquait le premier élément économique de la civilisation moderne, la

  1. Hüppe, Verfassung der Republik Polen, p.57. Dans toute la Russie occidentale, dans la Lithuanie, la Russie-Blanche et les parties de la Petite-Russie jadis unies à la Pologne, la situation est encore à peu près la même que dans la Pologne proprement dite. Les Juifs, agglomérés dans les villes et les bourgades, y forment également un des principaux éléments de la population urbaine et n’y sont point encore fondus avec les autres habitants.
  2. Selon l’observation d’un historien, M. Zabiéline (Istoriia rousskot jiznis drevneichikh vremen, 2e part., Moscou, 1879), ces formes patriarcales ou familiales, dont on a si souvent signalé la persistance chez les Slaves-Russes. n’indiquent guère au fond que la prédominance des rapports de la vie privée en l’absence de vie publique. Comme cette absence de vie publique est principalement attribuable au manque ou à la petitesse des centres urbains, on n’est pas étonné que le même historien reconnaisse dans les villes le premier noyau de la société civile et le premier agent d’organisation de l’État russe. Grâce à la faiblesse et au petit nombre de ces foyers de la vie civile, les rapporta privés n’en devaient pas moins garder longtemps plus d’importance que dans les États occidentaux.