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premières étaient exemptes du service militaire, exemptes du plus lourd impôt direct, la capitation, exemptes enfin des châtiments corporels, du knout ou des verges. Comme partout, ces privilégiés étaient la noblesse et le clergé, auxquels on avait adjoint l’élite de la population urbaine et du commerce, ce que nous appellerions la grosse bourgeoisie. Le reste des habitants des villes, les petits bourgeois, les petits marchands, les artisans étaient, comme les serfs des campagnes, soumis au recrutement, à la capitation » aux verges. C’était, comme nous disions jadis en France, le peuple taillable et corvéable, et de plus, selon le mot russe, le peuple rossable à merci. La plèbe des campagnes et des villes formait ensemble une classe déshéritée, que par d’expressives métaphores on appelait de temps immémorial le smerd (la puante), et la tchern (la noire).

Parmi les classes privilégiées, il s’en fallait du reste qu’il y eût l’unité d’esprit, la conformité de culture, l’homogénéité morale, en un mot, qui s’est, en d’autres pays, rencontrée en semblable occurrence. Entre la noblesse et le clergé, il n’y avait rien de cette alliance ou de cette solidarité, il n’y avait aucune de ces attaches multiples de famille ou d’intérêts qui, dans l’ancienne France, unissaient entre eux les deux premiers ordres de l’État. Dès avant Pierre le Grand, les dignités ecclésiastiques étaient désertées de la noblesse. Déjà le clergé, condamné à se recruter lui-même, formait une sorte de caste héréditaire, la plus fermée de toutes les classes russes, non que l’accès en fût légalement interdit, mais parce que les fils de prêtres étaient presque seuls à en solliciter l’entrée[1]. Depuis Pierre le Grand, le clergé, confiné dans ses devoirs ecclésiastiques et longtemps soupçonné de malveillance à l’égard des innovations, était demeuré, comme la masse du peuple, fidèle aux anciennes mœurs, aux anciens usages, à l’ancienne Russie. La noblesse, au contraire, recrutée d’étrangers de tous pays,

  1. Pour tout ce qui concerne le clergé et les questions religieuses, voyez le III° volume de cet ouvrage.