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besoins ou ses vues, le souverain restait le maître d’élever ou d’abaisser ses sujets d’une catégorie à l’autre.

Dans une telle société, aucune classe ne tenant ses droits et prérogatives de sa propre initiative, de ses ancêtres ou de la tradition nationale, aucune, ni la noblesse, ni la bourgeoisie des villes, ne pouvait avoir de droits vis-à-vis du pouvoir souverain. Toutes demeuraient également dépendantes de l’autorité absolue dont elles étaient la création, dépendantes du bon plaisir dont elles avaient reçu leurs prérogatives. Il n’y avait point dans ces classes russes, dans la noblesse et la bourgeoisie en particulier, d’organisme vivant, pourvu d’un moteur spontané et d’un mouvement propre ; il n’y avait qu’un mécanisme inerte, docile à la main qui le dirigeait. L’exemple de la Russie montre que la hiérarchie et la délimitation des classes ne sont pas toujours un sûr garant de la liberté des peuples. Il est facile de se plaindre de l’émiettement des forces sociales dans les pays tels que le nôtre où, devant l’État, les individus sont, dans leur égalité théorique, à la fois confondus et isolés, comme des grains de sable au bord de la mer. À ce mal, quelque grand qu’on le juge, il est difficile de remédier artificiellement. Pour donner aux groupes sociaux de la cohésion et de l’unité, il ne suffit point d’une législation qui agglomère les individus en corporations, en ordres, en classes. Au point de vue politique, il n’y a de vraiment consistants que les produits spontanés de la nature et de l’histoire, que les corps qui se sont formés et cimentés d’eux-mêmes, qui ont en soi et non au dehors leur principe de vie et de force.

En Russie, aucune classe ne possède de droits politiques d’aucune sorte ; chacune assure à ses membres des droits ou privilèges personnels qu’elle tient de la loi et de la volonté du souverain. À cet égard, la société russe se divise, ou mieux se divisait, car les récentes réformes ont à peu près annihilé cette distinction, en deux groupes principaux, les classes privilégiées et les classes non privilégiées. Les