Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/308

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et le bourgeois russes s’éloignent peut-être encore plus du bourgeois ou du gentilhomme européens que le clergé grec ne s’éloigne du clergé latin, le pope orthodoxe marié du prêtre catholique voué au célibat. Entre les uns et les autres, à peine y a-t-il un air de famille.


Comme toutes choses en Russie, c’est de Pierre le Grand, et après lui de la grande Catherine, que date la constitution des quatre principales classes de la société dans leur forme moderne. C’est Pierre qui, en établissant la hiérarchie officielle des rangs selon le grade ou l’emploi, a définitivement donné, à ce que les Russes appellent noblesse (dvoriansivo), son caractère national ; c’est Catherine qui, sous l’influence des exemples de l’Occident, a érigé cette noblesse, ainsi que la bourgeoisie des villes, en corporations pourvues de certains privilèges. Dans la société réglementée par Pierre Ier, chaque citoyen semblait avoir sa place marquée par la loi, chaque classe, sa sphère d’activité définie et, pour ainsi dire, sa spécialité[1]. Au paysan le travail de la terre comme au bourgeois des villes le commerce ou l’industrie, au noble le service public comme au prêtre le service de l’autel. Chaque rouage, chaque engrenage avait son rôle indiqué dans la machine de l’État, et aucun ne s’en pouvait écarter. Ces classes, si nettement délimitées, entre lesquelles aujourd’hui même les mœurs et l’éducation tracent souvent une démarcation plus nette que la loi, n’étaient cependant point des castes fermées. La nature même du pouvoir, dont elles étaient l’œuvre, ne leur pouvait permettre de s’enclore et de se murer en elles-mêmes. Les classes supérieures, comme les classes inférieures, n’existaient que dans l’intérêt du trône et de l’État, non par elles-mêmes ou pour elles-mêmes, et, selon ses

  1. Au fond toutes les classes, toutes les catégories sociales en Russie, la noblesse comme les autres, correspondaient à une occupation déterminée et désignaient des obligations ou des charges communes, non des exemptions et des privilèges.