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classe du peuple séparément ; aujourd’hui prévaut le procédé inverse, le procédé démocratique, devant lequel il y a un peuple et non des classes isolées. Au milieu du dix-neuvième siècle, la Russie en était encore sous ce rapport aux vues et aux usages du moyen âge ; sous Alexandre II, elle est devenue un pays moderne. À cet égard, l’œuvre encore imparfaite du libérateur des serfs ressemble singulièrement à l’œuvre aujourd’hui incontestée de notre révolution française, elle a pour terme final l’égalité civile sans distinction de classe, de race, de religion.

Entre la réforme russe et la révolution française, il y a, sous ce rapport même, une double et importante différence : la première, dans la façon dont chacune d’elles a été préparée, la seconde, dans la manière dont l’une et l’autre ont été conduites. Dans la France de l’ancien régime, les barrières morales entre les différentes classes, entre la noblesse et le tiers-état particulièrement, avaient été renversées et effacées par les mœurs avant de l’être par la loi. L’intervalle entre le noble et le bourgeois, encore immense au dix-septième siècle, avait été franchi au dix-huitième ; les salons et les lettres avaient rapproché, souvent même avaient confondu les deux hommes. Ils ne se distinguaient plus l’un de l’autre que par l’extérieur, par l’habit, et, le jour où le noble mit de côté l’épée et les broderies, toute différence s’évanouit. La parité des façons et des dehors ne faisait que manifester la parité des esprits. Selon la remarque d’un récent historien, l’égalité de fait avait précédé l’égalité de droit, la noblesse et le tiers étaient de niveau par l’éducation et les aptitudes, quand ils étaient encore séparés par des privilèges[1]. En Russie, à la veille même des dernières réformes, il en était tout autrement. Le noble, le prêtre, le bourgeois, le paysan, le premier et les trois derniers surtout, n’étaient pas

  1. M. Taine, les Origines de la France contemporaine : l’Ancien régime.