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La tâche de la Russie vis-à-vis de la réforme européenne est celle de la France vis-à-vis de la Révolution : il n’y a point à se plaindre ni à regretter, il n’y a qu’à continuer l’œuvre en la corrigeant, mais aussi en l’affermissant et en la complétant, sans découragement comme sans précipitation.

Ce que la raison conseille à la Russie, sa propre impulsion le lui fait exécuter à travers d’inévitables atermoiements. Les trois derniers règnes en portent témoignage, dans l’apparente stérilité de deux d’entre eux comme dans la fécondité du troisième. Ouvert à toutes les séductions généreuses, tour à tour épris d’un vague libéralisme et d’un mysticisme autoritaire, Alexandre Ier sentit le malaise de son peuple et pendant des années rêva de le guérir. En lui semblait venu le réformateur définitif, le Messie attendu depuis des siècles ; ce ne fut qu’un précurseur. Il ne sut pas dépasser les velléités, les essais timides. Chez lui se rencontraient toutes les aspirations et les contradictions de son époque, une des plus troublées de l’histoire, et l’une des plus faites pour troubler les âmes de bonne volonté.

Chez lui aussi se montraient au grand jour toutes les facultés et tous les contrastes du Russe moderne, du Russe civilisé, souvent en lutte et en désaccord avec lui-même, tel qu’il est sorti des réformes du dix-huitième siècle. Comme Pierre le Grand, mais à un autre titre et par d’autres côtés, Alexandre Ier, avec sa nature si bizarrement mêlée de force et de mollesse, « de qualités viriles et de faiblesses féminines », avec ses nobles engouements et sa facilité à s’éprendre tour à tour des idées les plus diverses, avec ses alternatives enfin d’illusion et de découragement, d’action et d’apathie, ce prince au caractère énigmatique, si diversement et parfois si injustement apprécié, pourrait être donné comme un des types historiques du tempérament national[1]. Le brillant et mobile fils de Paul Ier, le

  1. Voyez par exemple le portrait d’Alexandre Ier par Metternich (Mémoires, documents et écrits divers, Paris, t. I, p. 316, 3 : 7).