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la scène d’un théâtre dont les décors se renouvellent par des changements à vue au signal du machiniste.

La Russie de Pierre le Grand, de Catherine et d’Alexandre Il me paraît le meilleur exemple de ce que peut et de ce que ne peut pas la loi écrite. Dans aucun État la législation n’a autant montré à la fois l’étendue et les bornes de sa puissance. Aux mains de l’autocratie, la Russie moderne semble, une ou deux fois par siècle, sur le point d’être transformée en quelques années ; mais les peuples les plus dociles ne se laissent pas ainsi pétrir entre les doigts de leurs maîtres. À regarder les lois, la Russie a été plus d’une fois retournée de fond en comble ; mais les lois n’atteignent pas l’âme des peuples. Pour être efficaces, il faut que les changements accomplis dans la législation le soient parallèlement dans les mœurs et dans les esprits. Autrement, sans harmonie entre la loi et les mœurs, il n’y a que trouble et malaise, et c’est ce que, depuis deux siècles, ont trop souvent éprouvé les Russes.

Moral ou intellectuel, social ou politique, tout le mal dont souffre la Russie depuis Pierre le Grand se résume en un, le dualisme, la contradiction. La vie et la conscience nationales ont été coupées en deux : le pays, remué dans ses fondements, n’a pu encore retrouver son équilibre. C’est, eu plus grand peut-être, le malaise ressenti par la France depuis la Révolution, Venues d’en haut ou d’en bas, ces transformations violentes, qui deviennent pour un peuple le point de départ d’une vie nouvelle, laissent toujours derrière elles des traces douloureuses. Il reste dans la société et dans les esprits des discordances qui troublent les jugements les plus sûrs. La France a eu l’avantage que sa révolution a été faite par elle-même, selon son propre génie, et qu’en ses erreurs comme en ses succès, elle a été toute française. En Russie, la révolution étant faite par le pouvoir, sous l’influence de l’étranger, la scission entre le passé et le présent a été plus profonde, le déchirement de l’existence nationale plus douloureux. À la