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tale était extérieure et étrangère au peuple. La plupart des lois étaient exotiques : elles ressemblaient à des vêtements d’emprunt, n’allant ni à la taille ni aux habitudes de la nation.

Selon la remarque d’un penseur contemporain[1], l’un des caractères de l’ère moderne, et l’un des maux dont ont le plus souffert les peuples du continent depuis le dix-huitième siècle, c’est l’abus de la législation, c’est l’excès de confiance dans la loi écrite, regardée comme le souverain et irrésistible véhicule du progrès. Or, nulle part ce défaut n’a été porté à un tel degré que dans la Russie de Pierre le Grand et de ses successeurs. En aucun État peut-être on n’a autant et aussi intrépidement légiféré, parce que nulle part le législateur n’a disposé de tels moyens d’action. Toute l’histoire de la Russie, toute la longue période moscovite en particulier, semble n’avoir servi qu’à former dans l’autocratie impériale un législateur omnipotent, maître de tout faire ou de tout oser. Les héritiers de Pierre et de Catherine procèdent à l’envi à coups d’oukazes, croyant tout permis et tout possible à leur autorité, ne semblant jamais douter du succès ou de l’efficacité de ces décrets si vile rendus et abrogés, sans cesse innovant et modifiant, commandant et prohibant, et souvent, à force de variations, d’inconséquences ou de contradictions, faussant et discréditant dans les esprits la notion même de la loi qui, en Russie, semble l’expression d’une volonté individuelle, puissante et redoutable, mais passagère et changeante. Vis-à-vis du peuple russe, réduit à l’état de patient inerte et presque de cadavre insensible, les maîtres de l’empire ont parfois l’air de médecins, faisant des expériences in animâ vili. Je dirai plus, à force de tout changer, de tout altérer, de tout mettre en question, les souverains ont malgré eux enseigné aux Russes à considérer leur pays comme une table rase, ou comme

  1. M. le Play. La réforme sociale.