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nationalisation d’une moitié de la nation, la séparation des classes. À force de copier l’étranger, le Russe de la réforme cessait d’être Russe. Il en fut de tout ce qui était national comme du costume, comme de la langue, réduite à l’état de patois abandonné au bas peuple. Pierre, si Russe dans son caractère, semblait avoir pris à tâche de germaniser ses sujets. Aux villes qu’il fondait, aux institutions qu’il créait ou renouvelait, il donnait des noms allemands, forgeant souvent d’inutiles barbarismes, incompréhensibles au peuple. Un jour, prétend-on, il fut sur le point de faire de l’allemand la langue officielle. Sous sa fille Elisabeth, ce fut le tour du français, resté pendant plus d’un siècle souverain absolu. Pétersbourg ne pouvait entraîner tout le pays dans une telle voie.

La couche superficielle, les classes élevées, furent seules à s’imprégner des mœurs et des idées de l’Occident : le fond, la masse du peuple y resta impénétrable. Les uns demeurant Russes pendant que les premiers se faisaient Allemands ou Français, la Russie se trouva partagée en deux peuples isolés par la langue et les habitudes, incapables de se comprendre. Les grandes villes et les habitations seigneuriales furent au milieu des campagnes comme des colonies étrangères. Pour le gros de la nation, la précipitation avec laquelle les classes dirigeantes se jetaient vers l’Occident devint même une cause de retard. Demeuré trop en arrière pour suivre ses maîtres, le peuple lut laissé en route et abandonné à sa barbarie.

Ce mal social se retrouvait dans la politique. Sans harmonies entre elles, les institutions furent en désaccord avec le pays ; importées de l’étranger et sans racines dans le sol, elles y étaient souvent transplantées avant qu’il ne fût préparé pour elles. Tandis qu’en Occident l’ère moderne repose sur le moyen âge et chaque siècle sur le précédent, en Russie, tout l’édifice politique, comme la civilisation entière, n’avait ni assises nationales, ni fondations historiques. Toute l’organisation gouvernemen-