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quises à la civilisation. Par sa façon de faire litière des traditions, des institutions, des préventions nationales, par son sans-gêne avec le passé de son peuple et son peu de respect pour les coutumes ou les préjugés de ses sujets, Pierre, le plus impérieux des révolutionnaires couronnés, pourrait être regardé comme le premier ancêtre du nihilisme ou riénisme contemporain.

Au mal moral s’est, dans l’œuvre de Pierre le Grand, joint le mal intellectuel, et, par un fatal enchaînement, à celui-ci le mal social, à ce dernier le mal politique. L’esprit, comme le cœur, fut dévoyé. Le réformateur outra certaines des qualités russes presque inconnues avant lui, et grâce à lui bientôt poussées à l’excès : la facilité à tout comprendre et à tout s’assimiler ; — ou, ce qui revient au même, la réforme accentua, chez les Russes, certains des défauts qu’ils tenaient déjà de la nature ou de l’histoire, le manque d’originalité, le manque de personnalité. Pierre fit involontairement de ses sujets des échos ou des reflets. Les poussant violemment dans la voie de l’imitation, il étouffa en eux l’esprit d’initiative et, par là, les priva du plus actif ferment du progrès. En les habituant à penser par autrui, il prolongea leur minorité spirituelle sous la tutelle de l’étranger. Cette tendance à l’imitation arrêta d’un siècle la naissance d’une littérature nationale et originale. Le Russe de Pétersbourg subit toutes les influences de l’Occident, reproduisant docilement les plus contraires, tour à tour disciple des encyclopédistes et des émigrés français, de Voltaire et de Joseph de Maistre, et, par lassitude ou par paresse, trop souvent enclin à un vide scepticisme, trop souvent adonné au goût de l’extérieur et au culte de l’apparence[1].

À ces vices intellectuels correspond le vice social, la dé-

  1. « Tout change chez vous, mon prince, les lois comme les rubans, les opinions comme les gilets, les systèmes de tout genre comme les modes ; on vend sa maison comme son cheval ; rien n’est constant que l’inconstance. » (Lettre de Jos. de Maistre au prince Koslovski, 12-24 oc. 181S.)