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cette jeune colonie de la vieille Europe, se mêlent deux âges de corruption. La débauche, les concussions et les supplices y sont comme les trois marches ou les trois actes de la vie publique. Un de nos philosophes, qui avait été l’un des hôtes de Catherine II, disait alors de la Russie qu’elle était pourrie avant d’être mûre. Si le mot était mérité, l’Europe en était en grande partie responsable. Les Russes ont pour les mœurs de la vieille Russie de hautes prétentions. Sans disputer à l’Occident la primauté intellectuelle et scientifique, ils réclament volontiers pour leur pays et ses usages patriarcaux la supériorité morale[1]. Restés en dehors de nos grandes époques historiques, ils se flattent d’avoir échappé à la triple corruption du moyen âge, de la Renaissance et des temps modernes. Lui rendant outrage pour outrage, ils aiment à parler de la pourriture de l’Occident, ils disent que dans l’ancien empire des tsars la civilisation avait une base plus morale et religieuse que dans nos brillantes sociétés d’éducation païenne ; ils attribuent aisément les vices de la Russie nouvelle à la contagion européenne. Les peintures des anciens voyageurs ne justifient pas toujours ces revendications[2]. Au nord, comme partout, le despotisme et le servage étaient pour la vertu une triste école. Les fondements traditionnels de la moralité moscovite n’en ont pas moins été ébranlés par la réforme impériale et les leçons de l’Occident. Dans une grande partie de la nation, les vieilles mœurs ou les vieilles croyances furent détruites avant que rien ne fût en état de les remplacer. De là encore peut-être une des causes lointaines du nihilisme chez les classes même con-

  1. Le lecteur français trouvera cette opinion des slavophiles longuement développée dans l’Histoire de la civilisation en Russie, de M. Gérébtsof. Le lecteur russe la rencontre à chaque pas, chez beaucoup de ses plus populaires écrivains. Je citerai, par exemple, Dostoïevski, dans son Journal d’un écrivain (Dnevnik pisatelia), 1880.
  2. Olearius, Mergeret, Flelcher, par exemple, font un noir tableau de la moralité des laïques et du clergé ; d’autres, il est vrai, tels que Herberstein, semblent plus favorables aux mœurs russes.