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Les moyens et les hommes que Pierre employa pour elle valurent souvent à son œuvre, au lieu de la sympathie et de l’admiration, l’horreur et le mépris de son peuple. Comment ce dernier eût-il pu aimer et estimer une science et une civilisation qui, selon l’expression de Herzen, lui étaient tendues au bout d’un knout, et cela par des mains souvent impures ? Par la rigueur de ses lois, l’indiscrétion de ses règlements, la cruauté de ses ch&timents, le réformateur, occupé surtout de la discipline extérieure, enseignait lui-même l’hypocrisie et la bassesse. En la violentant sans scrupule, il affaiblissait la conscience de son peuple ; en voulant policer, il démoralisait. Les hommes qui servaient d’instruments à la réforme augmentaient le mal. Pour associés de son œuvre de régénération, Pierre prit souvent ses compagnons de débauche. Allemands et Européens de tous pays, les étrangers, qui pendant un siècle envahirent la Russie, apportaient en général au peuple qu’ils prétendaient renouveler de fâcheuses leçons de moralité. Parmi ces missionnaires de la culture occidentale, l’honnête homme fut peut-être aussi rare que le grand homme. La plupart étaient des aventuriers pressés de faire fortune, sans autre vocation civilisatrice que l’appétit du pouvoir ou de la richesse. Les meilleurs et les plus habiles offensaient encore la conscience du peuple ; étrangers à ses mœurs ou à ses croyances, ils heurtaient de front des préjugés ou des scrupules respectables jusque dans leur ignorance[1].

Le dix-huitième siècle fut pour la Russie une école de démoralisation. La cour de Pétersbourg offre un spectacle repoussant au temps même de Louis XV. On sent que, dans

  1. Haxthausen (Studien, t. I, p. 48) a émis la singulière opinion que tout le mal était venu de l’abandon de la culture allemande, Introduite par Pierre Ier, pour la culture française, qui prévalut à partir d’Elisabeth. C’est là une de ces prétentions de l’orgueil germanique, trop naïves pour mériter d’être discutées. Il n’y a qu’une observation à faire : c’est qu’au milieu du dix-huitième siècle la culture française prévalait partout, sans compter que c’était la plus sympathique au génie russe.