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tude, en dépouillant les vêtements et les usages pris sous des maîtres ou des instituteurs exotiques, le Russe, le Slave chrétien devait peu à peu se retrouver européen.

Dans ce qu’elle eut de capital, la réforme de Pierre le Grand ne fut qu’une émancipation morale du joug tatar ou byzantin, une revendication du sol et du climat russes contre les mœurs d’une autre race ou d’un autre ciel, apportées par les conquérants asiatiques ou les influences orientales. Il s’est rencontré, au dix-neuvième siècle, un sultan, presque aussi décidé que Pierre le Grand, armé d’un pouvoir aussi despotique, employant à peu près les mêmes moyens dans un dessein analogue. C’était chez un peuple qui faisait, lui aussi, géographiquement, partie de l’Europe, et pourtant quelle différence entre un Turc de la réforme et un Russe de la réforme ! C’est que la tâche de Mahmoud était entravée par tout ce qui avait préparé l’œuvre du tsar, le génie national, la religion, les éléments mêmes de la civilisation.

Pierre le Grand ne laissa pas d’héritiers ; il n’en eut pas moins des continuateurs. Jamais entreprise ne parut autant liée à la vie d’un homme, et, contre tous calculs, elle lui survécut. Jamais il n’y eut d’ordre de succession plus troublé ; jamais l’esprit de suite ne fut plus impossible : quatre femmes galantes, deux enfants, deux fous ou maniaques, voilà pendant un siècle les successeurs de Pierre. À chaque avènement, une révolution de caserne ou d’alcôve, un renversement de ministres et de politique. Tout règne nouveau prend le contre-pied du précédent, et les puissants de la veille sont envoyés en Sibérie ou à l’échafaud. L’histoire de la Russie au dix-huitième siècle n’est qu’une succession d’alternatives et de réactions. C’est à travers une suite décousue de tyrannies sans but et sans vues, à travers des conspirations et des régences mêlées de tentatives aristocratiques, entre les mains de gouvernements à la fois faibles et violents, que la Russie doit poursuivre la route ouverte par Pierre le Grand. La réforme s’accomplit