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l’histoire et le temps ? Nullement, c’est que toutes ces barrières, que Pierre renversait d’une main si audacieuse, étaient en réalité frêles et à fleur de terre ; c’est que ces traditions, ces habitudes qu’il secouait si rudement, n’avaient ni dans le sol, ni dans l’histoire, d’inébranlables racines ; c’est que, n’ayant point d’institutions propres, sorties de son propre fond, point de civilisation vraiment nationale et indigène, le peuple, qu’il prétendait retourner à la façon d’une terre en friche, pouvait sans trop de présomption être traité comme un champ libre ou une table rase. Chez toute autre nation de l’Europe, une réforme aussi radicale et aussi soudaine eût été insensée ; en Russie elle se heurtait moins à l’histoire et à la nature qu’à des préventions et des préjugés en partie venus du dehors, qu’à des opinions et des habitudes qui, bien qu’invétérées chez les Russes, n’avaient de raison d’être ni dans le climat, ni dans la race, ni dans la religion. C’était dans les dehors, dans les mœurs extérieures, dans les modes et les usages domestiques, que la main de Pierre rencontrait les plus redoutables obstacles, et cela seul explique pourquoi c’est aux dehors, à l’extérieur, aux longs vêtements, au menton des hommes, au voile des femmes, qu’il s’est le plus passionnément attaqué.

L’entreprise de Pierre le Grand a été menée par le génie le plus résolu, à l’aide du pouvoir le plus formidable ; ce n’est pas ce qui en a fait le succès. Si l’œuvre de Pierre n’est pas morte avec lui, c’est qu’elle était dans l’ordre naturel des destinées de son peuple ; c’est que, selon le mot de Montesquieu, « Pierre Ier donnait les mœurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe[1]. »

« Grattez le Russe et vous trouverez le Tatar », dit une sorte de proverbe ; historiquement il serait peut-être plus équitable de renverser cet axiome. En secouant la domination mongole, en se lavant des souillures de la servi-

  1. Esprit des lois, livre XIX, chap. xiv.