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instituteurs de la nation ; sous sa nièce Anne, ils en seront un instant les tyrans. Les vieux tsars ont de loin préparé leur empire. Pierre ne changea pas violemment la direction de la Russie, il ne lui flt pas rebrousser chemin de l’Asie vers l’Europe ; il ne fit que précipiter sa marche dans une voie où elle entrait d’elle-même. Il ne l’a point jetée hors de sa route ; il lui a fuit prendre, pour atteindre l’Europe, un raccourci abrupt.


Tsar à dix ans, seul maître de l’Empire à dix-sept, Pierre entreprend de transformer les mœurs du peuple le plus attaché à ses coutumes. Entouré d’étrangers, le Hollandais Timmermann, le Genevois Lefort, le Français Villebois, l’Écossais Gordon, il s’éprend de la civilisation étrangère, et, selon l’énergique expression de Leibniz, il veut débarbariser sa patrie. Avant de façonner ses sujets aux idées de l’Europe, il s’y fait lui-même. Il voyage en Occident, et, pour s’y mieux naturaliser, il y vit de la vie du peuple. Il s’attache moins aux institutions qu’aux mœurs : ce sont celles-ci qu’il prétend importer dans son pays. À son génie s’allient les défauts de sa nation et de son éducation, de son tempérament et de son pouvoir autocratique. Il a beau se faire Européen, il ne peut toujours se débarbariser lui-même, il offense sans cesse la culture occidentale dont il se fait le missionnaire. Comme un enfant ou un sauvage, il paraît parfois épris surtout du côté extérieur de la civilisation. Pour policer le Moscovite, il le rase et lui fait changer de vêtements. Il ne distingue pas toujours entre le nécessaire et l’accessoire. Il introduit à la fois en Russie la marine et le tabac à fumer ; il poursuit de sa plus grande haine la barbe et les longs caftans. À certains objets, comme à la marine, il donne une importance outrée. Son zèle de réformateur va parfois jusqu’à la manie, ses règlements, à la minutie. Il se paye souvent d’apparences, modifiant l’habit plutôt que l’homme, les noms plutôt que les choses ; il semble plus d’une fois se contenter d’un simple