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pu combler, une lacune dans la culture, dans la société, parfois dans l’esprit russe lui-même. Cette vacuité de l’histoire, cette absence de traditions et d’institutions nationales, chez un peuple qui n’a encore pu s’approprier celles d’autrui, me semble une des secrètes raisons des penchants négatifs de l’intelligence russe, une des causes lointaines du nihilisme ou « riénisme » moral et politique.

Dans cet état, déjà dix fois séculaire, rien n’a été consacré par le temps. Le pays est vieux et tout y est neuf. « Chez vous, écrivait à un Russe l’un des hommes qui ont le mieux connu la Russie, rien n’est respecté parce que rien n’est ancien[1]. »

Comparée à celle des peuples d’Occident, l’histoire russe parait toute négative. La Moscovie n’avait eu ni la féodalité qui, avec l’idée de la réciprocité des services et des devoirs, nourrit le sentiment du droit ; ni la chevalerie, d’où vint à l’Occident le sentiment de l’honneur, dont Montesquieu faisait le fondement de la monarchie, et qui, là où la liberté s’éteignit, maintint encore la dignité humaine. La Russie n’eut jamais de gentilshommes, et sa seule chevalerie, ce furent les Cosaques, armées de déserteurs et de serfs fugitifs, républiques d’aventuriers à demi croisés, à demi pirates, dont la steppe garantissait la sauvage liberté.

La Russie n’avait eu ni communes, ni chartes, ni bourgeoisie, ni tiers état. Novgorod, Pskof, Viatka, reléguées aux extrémités du pays, formaient une exception honorable pour le génie de la nation, insignifiante pour son développement. Les villes mêmes lui faisaient défaut ; dans la Moscovie sortie du joug tatar et nivelée par l’autocratie, il n’y avait guère

  1. Joseph de Maistre (lettre au prince Koslovski, da 24 oct. 1815). Tchnadaef exprimait vingt ans plus tard une idée au fond analogue, lorsqu’il disait : « La civilisation du genre humain ne nous a pas touchés. Ce qui, chez les autres peuples, est depuis longtemps passé dans la vie est jusqu’à présent demeuré pour nous spéculation et théorie. » Herzen lui-même ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait (Du développement des idées révolutionnaires en Russie) : « Nous sommes libres du passé parce que notre passé est vide, pauvre, étroit. »