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jouer le rôle de tsar, prenait, vis-à-vis de ce souverain de parade, la qualification de serf[1]. Sous Pierre comme sous Ivan, ce n’était pas là un vain mot ; le souverain disposait à son caprice des biens, comme de la vie de ses sujets. Habitués à se prosterner devant leurs maîtres en frappant la terre de leur front, les Russes ont appelé battement du front, tchélobitié les suppliques remises au tsar. Pour se rapetisser devant leur prince, alors même qu’ils n’étaient point admis en sa présence, les boïars moscovites, au lieu de signer de leur nom, employaient dans leurs pétitions des diminutifs serviles. Ces formes avilissantes descendant de classe en classe, chacun se faisant petit devant ses supérieurs, la bassesse, avec l’arrogance, pénétrait de degré en degré jusqu’au fond de la nation.

Chez ce peuple esclave, ces formules, pour nous si répugnantes, étaient ennoblies par le sentiment religieux et une naïve sincérité : il s’y mêlait aussi quelque chose de cet esprit patriarcal qui se retrouve partout en Russie. Le tsar, comme le seigneur, était appelé père, petit père, et ces noms, empruntés aux liens les plus chers de la famille, qui aujourd’hui encore donnent à la politesse populaire un caractère si primitif et si affectueux, n’étaient point pour le peuple de vains titres. La dernier des paysans pouvait parler au tsar en le tutoyant, il voyait en lui un protecteur naturel contre l’oppression des boïars, et tous les tsars se sont regardés comme tels. Le souverain était à la fois le père investi d’une autorité absolue sur ses enfants, et le maître, le propriétaire disposant de la terre et de toutes choses comme de son bien.

Un épisode de l’histoire du seizième siècle met nettement en relief, avec les rigoureuses sévérités du tsarisme, la soumission des sujets, digne et touchante jusque dans ses abaissements. C’est la réduction de Pskof, la république

  1. Oustrialof. Histoire de Pierre le Grand. D’après les savants russes, il est vrai, ces qualifications, n’avaient à l’origine rien d’abject ; kholop ou esclave signifiant simplement serviteur.