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les invasions germaniques. Cela tient à deux raisons. D’un côté, dans l’histoire des nations comme dans celle du globe, l’historien, à l’instar du géologue, diminue de plus en plus l’importance des révolutions et des catastrophes soudaines, en faveur des actions lentes ou continues et des causes permanentes. D’un autre côté, par une sorte de patriotisme souvent inconscient, on écarte les impulsions du dehors et le choc violent des envahisseurs pour ne rien devoir qu’à soi-même, pour ne considérer que le développement spontané et interne du génie national. Les nouvelles habitudes scientifiques, les tendances, pour ainsi dire, naturalistes et biologistes de la critique ou de l’histoire fortifient ce penchant. On se plaît à considérer les peuples comme des êtres vivants dont chacun possède en soi le principe et la loi de sa propre croissance. D’accord avec cette conception, chaque peuple aime à revendiquer la spontanéité de son génie et de son développement historique.

Ce que font les Russes à l’égard des Tatars, les Espagnols le font pour les Arabes. La péninsule qui, plus malheureuse que la Russie, a, durant des siècles, été presque tout entière directement gouvernée par des Sémites ou des Berbères, se défend d’avoir été moralement façonnée par ses maîtres musulmans.

En de telles revendications il y a une grande part de vérité : ce n’est ni le Tatar qui a fait la Russie, ni le Maure qui a fait l’Espagne. Si, par une naturelle réaction contre des opinions anciennes et outrées, on tombe parfois aujourd’hui dans l’excès inverse, oubliant trop qu’un peuple n’a pu, sans en garder la marque, passer des siècles dans la sujétion, il semble incontestable qu’autrelois on a singulièrement exagéré l’influence musulmane sur la Russie, oubliant trop que, outre leur religion, les Russes ont toujours conservé leur propre gouvernement et leurs propres lois, et que tout cela les défendait contre une servile imitation du maître étranger.