Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dainement transféré à son ignorante et arriérée patrie. La lumière qu’il espérait du dehors et des clartés de l’Europe, il s’est pris à l’attendre des ténèbres du dedans. En perdant foi dans l’Occident, il a, comme le slavophile, recommencé à croire en la Russie, mais pour des raisons opposées aux raisons du slavophile. À cette patrie tant dédaignée, il a tout à coup découvert une secrète supériorité, dans son infériorité même.

Et cela était logique. La civilisation, la société modernes une fois condamnées, le pays le plus apte aux créations futures est celui où le passé laisse le champ le plus libre au présent, où le terrain est le plus facile à déblayer. Or, à cet égard, l’avantage de la Russie est manifeste ; de tous les États civilisés, n’est-ce pas l’État où les institutions et les arts, qui font la joie et l’orgueil du monde moderne, ont les racines les moins protondes et portent les fruits les moins savoureux ? l’État où il est le plus aisé de détruire et où la destruction coûte le moins à l’imagination, au cœur, à la raison, aux préjugés ? Le Russe est ainsi le peuple élu de la révolution, parce que c’est le peuple qui a le moins à lui sacrifier. Par cette sorte de réhabilitation et de glorification de la terre natale, exaltée, non plus pour ses richesses réelles ou imaginaires, mais pour sa nudité et sa pauvreté, l’esprit révolutionnaire a pris en Russie une vigueur et une confiance particulières ; il a pris pour ainsi dire un caractère national et patriotique, à travers ses négations mêmes de la nationalité et de la patrie.

Ainsi, en dehors même de leur commune genèse de la philosophie allemande et de Hegel, le slavophilisme et le nihilisme doctrinaire ont eu, sous certains rapports, le même point de départ et le même point d’arrivée. Partis tous deux de l’insuffisance ou du désenchantement de la civilisation « bourgeoise » de l’Occident, ces frères ennemis, après s’être d’abord tourné le dos, se sont rencontrés inopinément dans la glorification et l’apothéose de la Russie, à laquelle ils réservent presque également une