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pauvreté. Voilà quel a été, pour ses plus illustres ancêtres, le point de départ du nihilisme.

Ainsi envisagé, le nihilisme, au lieu de procéder de l’Occident et de la contagion européenne, devient une sorte de protestation de la Russie contre l’Europe, une sorte « d’émancipation tragique de la conscience russe > ». À prendre, non plus l’enchaînement logique et la filiation historique des idées, mais les sentiments qui l’animent souvent à son insu, le nihilisme apparaît, de même que le slavophilisme, comme une violente réaction contre la longue domination intellectuelle de l’Europe, contre notre société, contre notre science et notre monde moderne. C’est la révolte d’un enfant indigné d’avoir été trompé par son maître ; et, plus confiante et plus respectueuse a été longtemps sa docilité, plus amère, plus emportée est sa rébellion.

Le spectacle de nos incessantes et stériles révolutions était peu fait pour ramener le radicalisme russe à l’admiration et à l’imitation de l’Occident. Après avoir, comme Herzen, célébré avec une enthousiaste ingénuité nos diverses expériences révolutionnaires, il a, comme Herzen, proclamé que nous étions aussi bornés, aussi inconséquents, aussi incapables de progrès dans la révolution que dans la conservation[1]. Cette Europe vers laquelle il tournait obstinément ses regards et ses désirs, comme le musulman vers la Mecque, il en a désespéré, il l’a proclamée décrépite et épuisée, il lui a tourné le dos, il a cherché ailleurs une autre terre promise, un autre emplacement, sur un sol plus jeune, pour la Jérusalem nouvelle, pour le terrestre paradis humanitaire de la révolution. Far une espèce de volte-face encore en harmonie avec le caractère national, toujours disposé aux rapides changements de front, le radicalisme russe a renversé sa thèse et retourné sa théorie. Le rôle d’initiateur et de sauveur, naguère incontestablement dévolu à l’Occident, il l’a sou-

  1. Voyez Herzen : Lettres de France et d’Italie.