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nale qui menaçait de s’oblitérer sous un vain et stérile cosmopolitisme. À son heure, le slavophilisme a pu être, pour la vie russe, une utile et salutaire réaction du dedans contre le dehors. Pour les peuples plus encore que pour l’individu, le sentiment de la personnalité est une grande force, mais à la condition que le sentiment national surexcité ne dégénère pas en une sorte de chauvinisme intellectuel ou de protectionnisme moral. Quand il va jusqu’au dénigrement ou au mépris de l’étranger, le sentiment national devient pour les peuples, quelque grands qu’ils soient, le plus mauvais des conseillers ; mais, dans aucun pays, cette admiration exclusive de soi-même, cette propre apothéose ne saurait être plus pernicieuse qu’en Russie. En ses aberrations les plus outrées, le slavophile le moins mesuré n’est pas plus ridicule que le patriote allemand qui, dans le vaste monde moderne, n’aperçoit que la culture allemande, la science germanique, l’influence teutonique ; mais, des deux, le slavophile est certainement le plus mal inspiré pour son pays, car en prêchant le mépris de l’Occident et des peuples d’où sont sortis l’art, la science et toute la civilisation moderne, il risque d’apprendre à la Russie le dédain de la civilisation, de la science, de la liberté et du progrès même. Par là, le slavophilisme et toutes les doctrines analogues tendent involontairement une main au nihilisme révolutionnaire et l’autre aux détracteurs occidentaux de la Russie.

Quand, sous prétexte de faire ressortir l’originalité méconnue de leur patrie, les Russes ne se contentent point d’accentuer les traits réels de leur individualité nationale ; quand ils s’avisent de mettre l’histoire et la culture russes, le génie et la société slaves en complète opposition, en antagonisme radical avec la civilisation européenne, ils en viennent, sans-y prendre garde, à la même thèse, aux mêmes conclusions que leurs adversaires et leurs contempteurs du dehors. Le slavophile de Moscou fait écho aux russophobes de Londres ou de Pesth, qui représentent le