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vescence de négation et de révolution. La Russie n’est pas le seul pays où des jeunes gens, enclins à toutes les chimères, deviennent au bout de dix ou quinze ans des hommes positifs, terre à terre, faisant bon marché des principes au profit des intérêts. Rien de plus commun partout que ces palinodies qui rassurent le politique en contristant le moraliste ; mais, en Russie, ce contraste entre les saisons de la vie, entre la jeunesse et l’âge mûr, m’a souvent semblé plus prompt et plus marqué qu’ailleurs. Peut-être, en ce qui touche la politique, le Russe, grâce à son sens pratique, est-il plus vite désabusé des rêveries révolutionnaires, plus vite frappé de la disproportion entre le but et les moyens des agitateurs. Peut-être aussi y a-t-il là un autre trait du caractère national, un nouvel indice de sa propension à tomber d’un extrême dans l’autre. Toujours est-il qu’en peu de pays les parents et les enfants ont autant de peine à se comprendre. À cet égard, les tableaux d’Ivan Tourguenef, dans Pères et enfants, restent encore souvent vrais. Au contact de la vie réelle, les instincts pratiques et positifs, les instincts égoïstes reprennent d’ordinaire le dessus sur le romantisme révolutionnaire et l’idéalisme utilitaire, jusqu’à les étouffer complètement ou à les reléguer, dans la tranquille sphère des songes, là où les théories les plus risquées ne gênent point la prudence la plus bourgeoise. De là tant de jeunes utopistes jurant de tout détruire, et tant d’hommes faits résignés à tout supporter. De là, en un mot, tant de Russes chez lesquels les idées ne font jamais tort aux intérêts, chez qui le plus hardi radicalisme spéculatif s’allie sans peine aux soucis de la fortune et aux soins vulgaires d’une carriëre.

Est-ce à cette sorte de conversion, opérée par l’âge, qu’il faut attribuer la singulière transformation de générations, entières, de celle de 1860 par exemple ? Aucune génération, à aucune époque, n’a eu plus de foi dans le bien, plus de confiance dans les institutions improvisées, plus de goût