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aux idées. À ce point de vue, j’oserai dire que ce triste phénomène fait honneur à la nation qui en souffre. En Russie, ce n’est point, comme ailleurs, la misère et l’ignorance, la cupidité et l’ambition qui sont les plus actifs ferments de l’esprit révolutionnaire ; ce sont souvent de hautes et nobles passions, des sentiments généreux dans leur égarement même. Les hommes, qui se prétendent les apôtres de la solidarité humaine, savent au besoin participer aux travaux des petits et aux souffrances des pauvres ; ils n’ignorent point que, dans leur pays, la révolution n’est encore ni une carrière, ni un jeu où l’ambition ait tout à gagner, et peu à risquer.

La plupart des « nihilistes », de ceux du moins qui figurent dans les procès, sont de très jeunes gens, de très jeunes filles. C’est parmi les jeunes gens, ou, pour être plus exact, parmi les adolescents que la foi révolutionnaire recrute presque tous ses néophytes. Chez la plupart, l’âge semble amener, sinon le scepticisme, du moins la tiédeur ou le découragement avec la prudence. N’est-ce pas un fait singulier que, dans les innombrables procès politiques des vingt dernières années, ne se rencontrent presque jamais que des jeunes gens ? Parmi les conspirateurs condamnés ou arrêtés, les hommes de trente ans sont déjà rares, peu ont dépassé vingt-cinq ans, beaucoup sont mineurs[1].

En un pays où les idées radicales se transmettent dans les écoles depuis déjà plus d’une génération, la statistique ferait croire que l’âge est pour beaucoup dans cette effer-

  1. Je prends au hasard un procès polilique jugé à Kief en juillet 1880. Sur une vingtaine d’accusés, un seul, l’unique paysan de la bande, avait trente ans au moment du procès ; deux seulement, un noble et un fils de prêtre, avaient vingt-sept ans ; trois, dont une femme, avaient vingt-cinq ans ; un, encore une femme, vingt-quatre-ans ; quatre étaient âgés de vingt-trois ans ; deux, dont une jeune fille, avaient vingt-deux ans ; deux autres, vingt et un. Il y avait enfin un accusé de vingt ans, un de dix-neuf, un de dix-huit, un de dix-sept ans. Les procès politiques de Pétersbourg et des autres villes donneraient à peu près les mêmes chiffres. Parmi les auteurs des principaux attentats, Mirsky, qui en plein jour et à cheval avait tiré sur le général Drenteln, chef de la haute police, avait à peine dix-huit ans.