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l’auteur de l’un des attentats sur l’empereur Alexandre II, avait fait un mariage de cette sorte. En réalité, la fiancée n’épousait que la secte, sa maigre dot entrait dans la caisse commune, et souvent, le jour même de leurs noces, les deux époux se séparaient pour aller, chacun de leur côté, faire de la propagande au loin. Ainsi avait fait Solovief, et quand sa femme et lui quittèrent la province pour Saint-Pétersbourg, ils y logèrent séparément[1]. Pour quelques-uns, le mariage fictif était une association, une sorte de coopération de deux camarades ; pour plusieurs, ce pouvait être une manière de témoigner du peu de cas qu’ils faisaient de l’union bénie par l’Église et sanctionnée par l’État, une façon de se mettre au-dessus des préjugés et en dehors des lois de la société, en ayant l’air de s’y soumettre. Le mari ne profitait pas des droits que lui donnaient la religion et la loi, la femme gardait sa liberté dans les liens légaux ; après avoir fait fi des unions régulières et s’être refusée à son mari, elle pouvait, du consentement de ce dernier, pratiquer l’amour libre. Pour quelques autres enfin, le mariage fictif devenait une sorte de noviciat ou de stage qui, après quelques mois ou quelques années d’épreuve, faisait place à une union plus naturelle. C’est ainsi que, dans le roman de Tchernychevski, Vera et Lapoukhof vivent d’abord en frère et sœur, ayant sous le même toit deux appartements séparés par un terrain neutre, jusqu’au jour où une seule chambre réunit les deux époux, en attendant que le mari découvre le goût réciproque d’un de ses amis et de sa femme, et disparaisse discrètement pour ne point leur causer d’embarras ou de scrupule, sauf à revenir sous un autre nom, au bout de quelques années, assister en camarade au bonheur du nouveau couple.

  1. Ces faits ont été mis en lumière par le procès de Solovief. Pour montrer tous les contrastes de cet existences, je noterai que le même Solovief a déclaré devant ses juges avoir passé dans un mauvais lieu la nuit qui précéda son crime.