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turelle et contempteurs de tout spiritualisme, sont eux aussi à leur manière des croyants et des mystiques. On s’en aperçoit souvent dans leur langage, dans leurs écrits, bien que la plupart fassent profession de dédaigner la poésie comme un enfantillage. Ces ennemis de toute superstition et de toute vénération, qui dans les plus nobles dévouements prétendent ne reconnaître qu’une action réflexe ou un égoïsme raffiné, honorent les héros et les héroïnes de leur lutte contre le pouvoir d’une espèce de canonisation poétique. Ils célèbrent les martyrs de leur cause avec un lyrisme et une sorte de piété qui semble moins s’adresser à des conspirateurs modernes qu’à des saints placés sur les autels[1].

Qu’on lise le célèbre roman de Tchernychevski : Que faire[2] ? et l’on sera surpris de la singulière alliance de mysticisme et de réalisme, d’observations pratiques toutes prosaïques, et de vagues aspirations rêveuses amalgamées dans l’étrange ouvrage du doctrinaire radical. En cette longue et lente histoire, qui prétend nous peindre les réformatcurs de la société et les sages de l’avenir, c’est par des symboles, par des songes que se révèlent à l’héroïne ses propres destinées avec les destins de la femme et de l’humanité. Il est vrai que ces allégories assez transparentes ont pu être suggérées à l’auteur, déjà emprisonné, par le besoin de ne pas trop éveiller les inquiétudes de la censure. Dans le roman du prisonnier, à côté de ce mysticisme hu-

  1. Voici, par exemple, la traduction de quelques vers adressés à l’une des héroïnes d’un des grands procès politiques, Lydie Figner, qui avait étudié la médecine à Zurich et à Paris : « Forte, ô jeune fille, est l’impression de ta beauté enchanteresse ; mais plus fort que l’enchantement de ton visage est le charme de la pureté de ton âme… Pleine de compassion est l’image du Sauveur, pleins de tristesse sont ses traits divins ; mais, dans les yeux d’une profondeur sans fond, il y a encore plus d’amour et de souffrance. Détooubiislvo soverchaemoe rousskim pravitelsivom. Genève, 1877. Comparez les portraits de révolutionnaires donnés sous l’anonyme de Stopniak, dans la Russia Sotierranea, petit volume publié en italien à Milan, en 1882, avec préface de Lavrof.
  2. Ce roman a été traduit ou mieux résumé en mauvais français dans une édition publiée à Milan en 1878.